Le droit constitutionnel français à l’épreuve des langues régionales

AutorJean-Marie Woehrling
CargoJuriste français, expert-consultant auprès du Conseil de l’Europe
Páginas79-85

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Il est fréquent de prendre les normes constitutionnelles, supposées être les plus fondamentales et les plus «sages» d’un pays, pour juger les mérites d’un débat politique ou social: « l’épreuve» du droit constitutionnel permet de porter un jugement sur le sérieux et la légitimité d’un sujet. Mais l’évolution du statut constitutionnel des langues régionales est en France

tellement déviant par rapport à la situation faite à ce type de langues dans des pays libéraux et évolués qu’il y a lieu d’inverser ce questionnement. Le respect des langues minoritaires est consacré non seulement, avec un soin croissant, par le droit interne des pays voisins ou semblables mais, en plus, il est demandé par de nombreux documents internationaux qui constituent un faisceau suffisamment convergent des règles pour qu’on puisse parler d’un droit coutumier commun à l’ensemble des pays démocratiques. Seule la France fait défaut. Pire, depuis quelques années, le cadre constitution- nel, notamment jurisprudentiel, est marqué par une dénégation et une fermeture accrues à l’égard des langues régionales. Ainsi, face à la question posée par ces langues, c’est le droit constitutionnel français qui est mis à l’épreuve. Épreuve qui met en lumière certains des travers les plus négatifs de nos traditions philosophico-politiques.

Jusqu’aux années 1980, il n’existait pratiquement aucune règle écrite, aucune jurisprudence ni aucune analyse doctrinale détaillée en ce qui concerne tant le statut de la langue nationale que la position juridique des langues régionales, en particulier au regard du droit constitutionnel. Depuis cette époque les interprétations officielles, avis, amendements constitutionnels, textes législatifs, jurisprudence, etc. ont enfermé les langues régionales dans un cadre de plus en plus précaire. Ce processus de restrictionPage 80croissante s’est appuyé sur une interprétation de plus en plus rigide de certains principes constitutionnels à un moment où l’évolution de la société française et les conceptions dominantes sur le plan international appelaient plutôt à un surcroît de tolérance et d’ouverture à l’égard du pluralisme linguistique. Il serait temps qu’en France une réaction se fasse jour pour éviter que notre pays soit de plus en plus isolé sur la scène européenne et internationale en ce qui concerne le traitement juridique des langues régionales ou minoritaires.

1. Une interprétation de plus en plus rigide du cadre constitutionnel

Les langues régionales n’ont jamais bénéficié d’un statut légal en France. Mais pendant longtemps il n’en était pas différemment de la langue française. Le silence de la loi, qui ne faisait pas obstacle à ce que le français soit la langue officielle, pouvait permettre aussi, si on le voulait bien, de donner une place aux langues régionales. Les principes d’égalité, d’unité de la République et l’affirmation de la primauté du français pouvaient être combinés avec le respect des langues régionales. Mais dans la période récente, ces principes ont été instrumentalisés de manière à refuser aux langues régionales tout statut.

a)La conception française du principe constitutionnel d’égalité

Puisque l’article 2 de la Constitution reconnaît l’égalité des citoyens, sans distinction notamment de langue, on a considéré qu’il n’est pas possible d’instaurer en droit français une garantie juridique pour les personnes appartenant à une minorité linguistique d’avoir en commun leur propre vie culturelle et de pratiquer leur propre langue. Cette interprétation de la Constitution a été développée par le Gouvernement français au début des années 1990 pour émettre une réserve à l’article 27 du pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté en 1966 sous l’égide des Nations-Unies. Elle a été confirmée implicitement par le Conseil d’État dans son avis sur la Convention Cadre relative aux Minorités Nationales du 6 juillet 1995: puisqu’il ne peut y avoir, du fait du principe d’égalité, de minorités en France, il n’y a pas lieu de reconnaître aux personnes parlant une langue régionale le droit de pratiquer cette langue. Le fait de donner un statut aux langues régionales constituerait une rupture de l’égalité des ci-Page 81toyens et introduirait des différences entre eux. Cette interprétation qui a suscité l’incompréhension à l’étranger n’a guère fait l’objet de critiques en France. Ainsi, le principe constitutionnel d’égalité, qui aurait dû garantir une équivalence de traitement entre les locuteurs de la langue majoritaire et les locuteurs de langues régionales, a été interprété comme un principe d’uniformité en raison duquel, puisque tous les citoyens sont égaux, il n’y a pas lieu de protéger ceux qui ont une pratique linguistique originale. Le principe d’égalité a été ainsi utilisé pour justifier un traitement objectivement discriminatoire et pour ignorer la situation et les besoins spécifiques de locuteurs de langues régionales ainsi que pour rejeter le pluralisme culturel. (Ainsi, dans une décision du 30 juillet 1997, le Conseil d’État a estimé que l’exclusion des publications en langues régionales du mécanisme public d’aides financières à la presse n’est pas discriminatoire).

Ailleurs qu’en France, le principe d’égalité est compris comme exigeant, certes, un traitement égal de situations identiques, mais aussi un traitement différencié de situations dissemblables. Les difficultés particulières des locuteurs de langue régionale devraient être prises en compte par le droit afin d’assurer une vraie égalité. Mais cette approche fondée sur une réelle égalité dans la possibilité de s’épanouir dans sa propre langue et culture a été considérée non conforme à l’interprétation officielle du principe constitutionnel d’égalité en droit français.

b)L’unicité du peuple français et de la République française

À partir de la décision du 9 mai 1991 sur l’incompatibilité avec la Constitution d’une référence au peuple Corse, le Conseil Constitutionnel a développé une conception de la République qui réalise un amalgame entre la nation, le peuple et, de manière plus implicite, la langue. La communauté de culture nationale est conçue comme exclusive, de sorte qu’il devient illégitime de se référer à une communauté culturelle régionale. Dans cette ligne élaborée conjointement par le Conseil d’État dans son avis précité du 6 juillet 1995 et par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 sur la Charte Européenne des langues régionales ou minoritaires, l’article 2 de la Constitution, qui consacre l’unité de la République, s’oppose à ce que soit prise en considération sur le plan juridique toute catégorie autre que le peuple français conçu de manière unitaire. Si l’on admettait qu’une partie de la population parle une langue régionale, on reconnaîtrait des citoyens «d’essence» différente au sein du peuple français. Un peuple unique ne peut s’exprimer que dans une seule langue. La reconnaissance desPage 82langues régionales équivaudrait donc à reconnaître des peuples distincts. Ainsi, à partir du principe d’unité de la République, on a développé une philosophie de refus de la diversité culturelle de la France, diversité qui est pourtant bien réelle. De telles interprétations aboutissent à «ethniciser» le concept de nation: celle-ci est identifiée à la culture et à la langue française comme l’illustre d’ailleurs l’article 1 de la Loi du 4 août 1994 sur la langue française (loi Toubon) au terme duquel la langue française est un élément fondamental de la personnalité de la France. Il s’agit là d’une rupture avec la tradition française pour laquelle la nation est un concept politique sans contenu ethnico-linguistique. Selon cette tradition, la nation est fondée sur une base politique, à savoir l’adhésion volontaire à un projet commun et non sur une communauté de culture et de langue. Cette conception traditionnelle était conforme à une France constituée à partir de nombreuses traditions culturelles et linguistiques nonobstant la reconnaissance de la langue française comme langue nationale commune. En exacerbant la fonction de cette langue comme critère de l’unité de l’État et de la Nation, on s’interdit de concevoir une unité plus profonde et plus politique. La mise en avant de la langue nationale en tant que ciment de l’unité du pays constitue ainsi une véritable tendance régressive.

c)La consécration du français en tant que langue exclusive de l’espace public

La disposition selon laquelle la langue de la République est le français a été introduite dans la Constitution française par un amendement adopté en 1992 (amendement Lamassoure). Par son adoption, on a voulu manifester la détermination de protéger le français contre des menaces extérieures et notamment par rapport à l’emprise croissante de l’anglais. Du- rant le débat, de nombreuses interventions avaient souligné que cet amendement ne devait pas porter atteinte à la position des langues régionales. C’est le contraire qui est arrivé: cet ajout à la Constitution n’a évidemment en rien aidé la langue française à mieux s’affirmer sur le plan international, notamment contre l’anglais; par contre, elle a servi de fondement pour un processus d’exclusion systématique des langues régionales de la sphère publique, pour autant qu’elles y avaient encore une place quelconque. Le Conseil Constitutionnel (dans sa décision du 9 avril 1996 sur le statut de la Polynésie) et le Conseil d’État (dans son avis du 24 septembre 1996 sur la Charte Européenne des Langues Régionales et Minoritaires) ont en effet déduit de ces dispositions que les administrations publiques,Page 83les services publics et les citoyens eux-mêmes, lorsqu’ils entrent en relation avec ces institutions, doivent exclusivement utiliser le français. Ainsi, le français qui était en pratique déjà la langue des autorités publiques, ce qui n’excluait pas de donner une modeste place aux langues régionales, devient maintenant la langue obligatoire dans la sphère publique. Dans un premier temps, c’était le «droit» d’utiliser la langue régionale dans les rapports avec l’Administration qui a été dénié. Puis c’est même la simple «faculté», avec l’accord de l’Administration, de recourir à ces langues dans les contacts avec les pouvoirs publics qui a été exclue. La seule exception concerne l’école, où la possibilité d’enseigner les langues régionales n’a pas été remise en cause. Mais il s’agit d’une simple faculté laissée à la libre appréciation de l’Administration et non d’un droit pour les parents (Conseil d’État 15 avril 1996). Elle est de surcroît enfermée dans des limites restrictives par la jurisprudence du Conseil Constitutionnel : cet enseignement ne doit en aucun cas faire partie des programmes obligatoires et doit donc toujours être optionnel. Enfin il ne doit pas porter atteinte à l’obligation de tous les élèves d’acquérir une égale compétence dans la langue française. Cette dernière condition est utilisée dans l’avenir pour s’opposer au développement d’un enseignement immersif en langue régionale par une récente décision de référé du Conseil d’État du 30 octobre 2001.

d)La primauté de la langue française sur la liberté d’expression

Bien que le principe de la libre communication des pensées et des opinions soit reconnu par la Constitution, le Conseil Constitutionnel a estimé, dans sa décision sur la loi relative à la langue française du 29 juillet 1994, que ce principe doit se «concilier» avec le principe selon lequel la langue de la République est le français. En fait, cette «conciliation» peut aboutir à la subordination de la liberté d’expression à l’obligation de reconnaître au français une place prééminente. Certes le Conseil Constitutionnel a posé le principe qu’une terminologie officielle ne saurait être imposée dans le cadre de la radio-télévision, mais il s’agit là de la liberté d’utiliser le fran- çais: la liberté de recourir à une langue autre que le français et notamment de s’exprimer en langue régionale n’a pas été consacrée.

En conclusion, le droit constitutionnel français s’oppose désormais à la reconnaissance du droit d’utiliser la langue régionale dans la vie publique. C’est ce qu’a clairement affirmé le Conseil Constitutionnel dans sa décision sus-mentionnée sur la Charte Européenne des Langues Régionales et Minoritaires avec la Constitution: le droit d’employer à une langue régionalePage 84n’existe que dans la vie privée et, par conséquent, les langues régionales doivent tenter de survivre dans la seule sphère privée sans aucune protection juridique. Il a même considéré que le simple engagement de l’Etat à encourager ou à faciliter l’usage des langues régionales dans la vie publique crée un droit spécifique pour les groupes de locuteurs de ces langues et qu’un tel droit porte atteinte aux principes constitutionnels. En d’autres termes, en tant que citoyen, tout le monde est francophone, les autres langues n’étant que des idiomes tolérés sur le plan des relations privées mais sans «accès à la République», à la citoyenneté et donc au droit.

Cette situation juridique explique que, pour Conseil d’État et pour le Conseil Constitutionnel, la France ne peut ratifier la Charte Européenne des Langues Régionales et Minoritaires ni, a fortiori, la Convention cadre sur la protection des minorités nationales. On a cependant tort de dire que ces conventions sont «inconstitutionnelles». C’est notre droit constitution- nel qui est incompatible avec les standards fixés par ces Chartes européennes. Notre pays s’isole ainsi de plus en plus par rapport aux principes et aux valeurs reconnus par les autres pays européens en ce qui concerne la reconnaissance des droits culturels et il se retrouve en position de lanterne rouge avec les États les plus rétrogrades d’Europe dans le refus de la diver- sité linguistique.

2. La nécessaire adaptation de nos principes constitutionnels

L’adaptation de nos principes constitutionnels afin de rendre possible une reconnaissance raisonnable des langues régionales est nécessaire, à la fois dans le souci de permettre à la France d’assumer sa place dans l’Europe en construction et pour sauvegarder notre patrimoine culturel.

a)L’isolement grandissant de la France en Europe en matière de droits culturels

En ce qui concèrne la prise en compte des langues régionales et minoritaires, la France figure parmi les pays les plus restrictifs de l’Europe. Même la Turquie reconnait légalement la diversité linguistique depuis sa réforme constitutionnelle d’octobre 2001. La quasi totalité des pays européens ont ratifié, soit la Charte Européenne des Langues Régionales et Minoritaires, soit la Convention Cadre pour la Protection des Minorités. Presque tous les pays dans lequels existent des langues régionales ontPage 85adopté des dispositions protectrices sur le plan constitutionnel ou législatif afin de reconnaître et de sauvegarder ce patrimoine culturel. La France quant à elle ne peut faire état que de quelques circulaires qui abandonnent le soin des langues régionales au bon plaisir de l’Administration et, comme il a été vu ci-dessus, exclut toute reconnaissance des langues du point de vue juridique.

La protection de la diversité culturelle que la France entend, avec raison, défendre sur le plan international, notamment dans le cadre du débat sur les orientations de l’OMC, constitue une valeur fondamentale de la civilisation européenne, non seulement face à la globalisation mais aussi lorsqu’elle concerne la situation culturelle et linguistique de chaque pays. Il sera de plus en plus difficile pour la France d’affirmer sa volonté de promouvoir cette diversité culturelle au niveau international si elle refuse de la reconnaître au niveau interne. De même, la France ne saurait conserver sa réputation de patrie des libertés si elle n’inclut pas dans le champ de cellesci les droits culturels dont font partie les droits linguistiques.

b)La nécessité d’une protection constitutionnelle

Il y a vingt ans il aurait été possible de concevoir une politique de protection de la diversité linguistique en France sans modification de la Constitution. Aujourd’hui la jurisprudence constitutionnelle et la doctrine dominante sont tellement restrictives à l’égard des langues régionales qu’une protection efficace de celles-ci et la reconnaissance d’un statut minimal en leur faveur ne peut passer que par une consécration constitution- nelle qui permettrait de remettre en cause cette jurisprudence et cette doctrine. La protection des langues régionales ou minoritaires par voie législative ou réglementaire n’est aujourd’hui plus susceptible d’être établie sans difficultés constitutionnelles. Si l’on veut développer sur le plan des services publics, de l’éducation, ou de la communication audio-visuelle des mécanismes efficaces de prise en compte des langues régionales ou minoritaires, il est devenu nécessaire de donner à une telle orientation un support constitutionnel. C’est la raison pour laquelle les mouvements qui défendent les langues régionales et minoritaires estiment qu’une modification de l’article 2 de la Constitution, en vue d’affirmer l’attachement de la France à promovoir des langues régionales, y compris dans la vie publique, est aujourd’hui indispensable.

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