Peut-on faire confiance au modèle « 1 + >2 »? Une évaluation critique des scénarios de communication dans l’Europe multilingue

AutorFrançois Grin
CargoProfesseur d’économie, École de traduction et d’interprétation (ETI). Université de Genève
Páginas217-231

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Cette présentation1 propose une analyse critique du modèle dit « 1 + >2 », aux termes duquel tous les citoyens européens devraient connaître, outre leur langue maternelle, au moins deux langues étrangères. Je vais tenter de montrer certaines limites, souvent ignorées, de ce modèle, avant de discuter des mesures d’accompagnement nécessaires à son fonctionnement.

Cette présentation est divisée en cinq sections.

La section 1 propose une introduction générale à la thématique. La section 2 rappelle brièvement quelques jalons historiques de l’émergence du modèle « 1+>2 ». La section 3 analyse le modèle « 1+>2 » en termes de garanties d’intercommunication, afin d’évaluer dans quelle mesure il constitue une réelle solution aux besoins de communication dans un contexte plurilingue. La section 4 met en discussion quelques mesures d’accompagnement indispensables. La cinquième et dernière section est consacrée à une brève conclusion.

1. Introduction

C’est peu dire que la question des langues en Europe est devenue, en quelques années, un enjeu politique majeur. Pendant longtemps, on s’est contenté de dispositions minimales, en particulier la fameuse Directive n° 1Page 218 du 6 octobre 1958, réglant dans le sens de la totale égalité entre quatre langues (allemand, français, italien et néerlandais) le régime linguistique de l’ancienne Communauté économique européenne. Ce régime a été prorogé et continue, en principe, à définir la gestion du plurilinguisme officiel en Europe ; il est supposé s’appliquer à une Europe à vingt langues, voire davantage, une fois la pleine accession à l’officialité de l’irlandais, la fin du régime d’exception pour le maltais, et l’accession à une certaine reconnaissance européenne de langues dites « moins répandues » comme le catalan et le basque.

On sait toutefois que dans son fonctionnement institutionnel réel, l’Union européenne s’écarte de ce principe de stricte égalité, et cette évolution est lisible sur les plans formel et informel. D’un côté, il existe des régimes différenciés pour différentes instances européennes (Assemblée nationale, 2003 ; Gazzola, 2005) ; de l’autre, les pratiques informelles se traduisent par un usage croissant de l’anglais, suivi de loin par le français et de plus loin encore par l’allemand (Phillipson, 2003).2

À côté d’un régime linguistique institutionnel plus ou moins scrupuleusement appliqué (Ives, 2004), l’Union européenne s’est également engagée sur le terrain de l’usage des langues dans la société européenne, à propos duquel on peut distinguer deux orientations : la promotion du multilinguisme individuel et le renforcement du plurilinguisme social (Mackiewicz, 2005). Les compétences linguistiques se voient ainsi élevées au rang de thème de politique européenne. Or les compétences linguistiques sont le produit, du moins en bonne partie, de l’action des systèmes éducatifs, à l’égard desquels les États-membres demeurent souverains. Par conséquent, en application du principe de subsidiarité, l’action de l’Union ne peut être que complémentaire à celle des États-membres.

C’est dans ce contexte général qu’il convient de replacer la politique européenne à l’égard des langues qui s’est progressivement dégagée au cours des dix dernières années. On peut dire qu’elle est devenue plus active, comme le montrent certains indices, par exemple le fait que pour la première fois dans l’histoire de l’Union, le mandat de l’un des commissaires comporte explicitement le thème de la pluralité des langues. Cette politique européenne, notamment son volet « sociétal », s’incarne principalement dans ce qu’on appelle en général le « modèle 1+2 », voire « 1+>2 »,Page 219 c’est-à-dire l’idée que tout citoyen européen devrait être capable de maîtriser, outre sa langue maternelle, au moins deux langues étrangères.

Le but de ce texte est d’examiner de plus près ce fameux « modèle 1+>2 ». Ce faisant, je tenterai d’éviter certaines des généralités, souvent peu argumentées sur le plan logique, que l’on rencontre souvent dans le discours politique ou même scientifique sur les langues en Europe. De même, il ne s’agit pas ici d’évoquer les vertus culturelles de la diversité, ni de faire une nouvelle fois écho à la mantra que nous répète à l’envi l’officialité européenne quand elle proteste de sa ferveur plurilinguiste ; il s’agit plutôt de voir de plus près ce que le modèle « 1+>2 » contient réellement, et surtout quelles sont ses implications pour la réalité de la communication européenne.

Signalons d’entrée de jeu deux autres sujets que je n’ai pas non plus l’intention d’aborder ici :

• premièrement, on ne se lancera pas ici dans un survol descriptif des politiques d’enseignement des langues dans différents pays européens. Le programme Eurydice de l’Union européenne a déjà livré de très nombreuses informations à ce propos (Commission européenne, 2000 ; 2001), de même que d’autres projets internationaux d’évaluation (Bonnet, 2004);

• deuxièmement, je ne parlerai pas non plus des dimensions pédagogiques en cause, par exemple du CLIL/EMILE (c’est-à-dire de l’enseignement bilingue), sur lesquelles il existe une littérature également abondante (cf. par ex. Nikula et Marsh, 1998).

En effet, il s’agit là de questions qui, du point de vue de la politique d’enseignement des langues, n’interviennent qu’en deuxième lieu ; elles relèvent de ce que l’on appelle, en économie de l’éducation comme en économie des langues, de l’efficience interne. En effet, l’organisation des systèmes éducatifs et les choix pédagogiques relèvent de modalités de fonctionnement de la sphère éducative. De telles questions ne se posent qu’une fois que les objectifs généraux de l’activité éducative sont définis : une société doit d’abord décider ce qu’elle veut enseigner, et donc clarifier les raisons qu’elle a pour cela : c’est ce que l’on appelle l’analyse d’efficience externe. Il faut en effet commencer par décider quelles matières on enseignera, à quel dosage et en visant quels niveaux : par exemple, faut-il enseigner l’informatique (avec toutes les exigences analytiques et abstraites que cela comporte) ou seulement l’utilisation de certains logiciels ? Faut-il offrir des cours de chinois ? Les travaux manuels doivent-ils être obligatoires pourPage 220 tous ? Le gouvernement danois aurait-il dû maintenir le suédois dans les programmes scolaires ? Ce n’est qu’une fois ces choix opérés qu’il y a lieu de se pencher sur la pédagogie.

Or bien souvent, une bonne partie du débat sur l’enseignement des langues, même si l’on y énonce ces questions, s’en détourne rapidement et ne porte que sur l’efficience interne, au détriment des questions, plus fondamentales, d’efficience externe. Il y a à cela plusieurs raisons :

• d’abord, une confusion conceptuelle assez répandue, dans le sens que certains auteurs sont insuffisamment attentifs à cette distinction de base entre efficience interne et externe ;

• deuxièmement, le fait que les questions d’efficience interne sont souvent analytiquement plus faciles ;

• troisièmement, le fait que les questions d’efficience externe, dans la mesure où elles nous interrogent sur les objectifs de l’enseignement et les raisons pour lesquelles ces objectifs sont retenus, sont éminemment politiques, et donc plus délicates à traiter.

Il reste que les questions d’efficience externe sont incontournables, et chercher à les éviter revient à non seulement à nier des problèmes politiques et sociaux d’une importance cruciale, mais aussi à mettre en danger la diversité linguistique de l’Europe, y compris les langues régionales et minoritaires.

2. L’émergence du modèle « 1+>2 »

Le modèle « 1+>2 » a derrière lui une histoire de plusieurs années, dont il est utile — sans nullement prétendre en écrire ni même en résumer ici l’histoire — de citer quelques jalons, notamment :

• le Livre Blanc publié 1995 par la Commission européenne, qui mentionne la nécessité de pouvoir communiquer dans au moins deux langues étrangères en plus de sa langue maternelle, et inaugure ainsi la formule « 1+>2 » ;

• la résolution du Conseil européen de mars 1995, qui propose différentes mesures pour améliorer l’efficacité de l’apprentissage des langues étrangères (apprentissage précoce, mobilité, formation des enseignants, etc.) et souligne l’importance de l’apprentissage des langues étrangères dans la formation des adultes ;

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• le sommet de Lisbonne de mars 2000, où fut mise en évidence la nécessité de renforcer l’apprentissage des langues étrangères comme élément d’un objectif stratégique de développement e d’ouverture de la formation ;

• l’année européenne des langues 2001, dont les buts déclarés sont d’encourager le multilinguisme et l’apprentissage des langues tout au long de la vie ;

• les conclusions du Conseil européen de mars 2002 à Barcelone, réclamant l’apprentissage précoce d’au moins deux langues étrangères ;

• le document de travail du 13 novembre 2002 des Services de la Commission intitulé Promouvoir l’apprentissage des langues et la diversité culturelle. Consultation,3 qui met en évidence différentes raisons d’apprendre les langues étrangères (facultés cognitives et métacognitives, activité économique, emploi) et qui souligne : « l’anglais [...] est devenu une lingua franca mondiale [...] Cette évolution comporte des avantages potentiels : si une langue, quelle qu’elle soit, venait à être parlée par une majorité de d’Européens, cela signifierait qu’il existerait, pour la première fois, un moyen d’expression partagé, dans toute l’Europe, pour la communication de base, ce qui faciliterait les échanges commerciaux et les déplacements entre États membres [...] Cependant les lingua franca [sic] montrent leurs limites. Si les citoyens européens n’étaient capables de parler que leur langue maternelle plus une lingua franca, les entreprises, les individus et la société y perdraient. Les entreprises ont plus de chances de vendre leurs produits si elles maîtrisent la langue du client ; une lingua franca ne répondra pas à ce besoin [...] L’apprentissage d’une lingua franca, uniquement, ne suffit pas. La construction d’une Union dans laquelle les citoyens sont capables et désireux de communiquer avec leurs voisins européens et la mise en place d’une main-d’œuvre ayant une maîtrise appropriée des compétences de base impliquent que tout citoyen doit être en mesure de communiquer dans deux langues, au minimum, en plus de sa langue maternelle » ;

• et, naturellement, le Plan d’action 2004-2006 (Commission européenne, 2004).

On voit donc petit à petit se répandre une espèce de vulgate, selon laquelle le trilinguisme des Européens est souhaitable (ce qui renvoie à un jugement de valeur, donc à un discours normatif) ou naturel (une assertionPage 222 qui se donne à voir comme une constatation objective plutôt que comme un jugement de valeur). Dans tous les cas, le plurilinguisme est donné comme une « valeur », parfois dans une métaphore de type économique, parfois dans un sens plus général.4

Selon les formulations, les deux langues étrangères que l’Européen moderne est invité à apprendre sont spécifiées ou non. Quand elles ne le sont pas, c’est sans doute moins parce que l’émetteur du discours considère toutes les langues comme équivalentes que parce qu’il veut éviter de froisser des susceptibilités, ou de donner l’impression qu’il privilégie certaines langues ; quand elles sont spécifiées, c’est en général pour recommander une langue de grande communication et une langue d’un pays voisin.

Je ne compte pas entrer ici dans la question du choix des langues à étudier : il existe à ce propos une littérature importante (par ex. Calvet, 1993), où l’on peut cependant regretter que les recommandations ne soient pas toujours argumentées avec une cohérence suffisante. De fait, on trouve deux cas de figure :

• d’un côté, certains auteurs jouent la carte de l’objectivité et posent comme une nécessité (objective) la maîtrise de telle ou telle langue. Le problème, c’est que cette nécessité est affirmée, mais jamais prouvée. Elle est peut certes être rendue plausible par des arguments raisonnables, voire tout à fait convaincants dans certains contextes (cf. par ex. Lüdi, 2005 à propos du transport maritime), mais la plausibilité n’équivaut pas à une évidence démontrée sur le plan général ;

• de l’autre côté, certains auteurs jouent la carte des principes, et en appellent à des considérations politiques ou morales (le bon voisinage, l’identité européenne, etc.) pour recommander la maîtrise de telle ou telle langue. C’est fort bien, mais de tels arguments sont sujets à la même limite que tous les jugements moraux : ils n’ont de sens que s’il y a accord sur les valeurs sur lesquelles ils se basent. En l’absence d’un tel accord, ils n’ont pas grand poids —et guère d’autre intérêt que celui de nous indiquer quelles sont les valeurs morales dont se réclame celui qui émet ces jugements.

Toujours est-il qu’on nous laisse entendre que le modèle « 1+>2 » est une réponse adéquate aux défis du plurilinguisme européen, et plus préci-Page 223sément au besoin de communication entre citoyens de l’Union. C’est ce que nous allons à présent examiner de plus près.

3. Le modèle « 1+>2 » et l’intercommunication

On admet en général que le but à atteindre est de garantir l’intercommunication : dès lors, dans quelle mesure le modèle « 1+>2 » peut-il la garantir ? Comme nous allons le voir, le modèle « 1+>2 » a quelque chose de paradoxal, et rien ne prouve qu’il fonctionne à long terme.

Commençons par un cas simple : si tout Européen apprend une langue étrangère sans qu’il y ait convergence vers la même langue, la communication directe entre deux personnes tirées au hasard parmi l’ensemble des résidents européens ne peut être garantie ; en fait, elle ne peut l’être que si chacun apprend un très grand nombre de langues étrangères.

Dans un environnement à N langues, le nombre de langues à apprendre vaut N/2 si N est pair et (N-1)/2 si N est impair. Ainsi, avec N=20 (en faisant abstraction des langues régionales et minoritaires), l’intercompréhension ne peut être garantie que si les deux locuteurs apprennent dix langues étrangères.

Or la garantie d’intercommunication entre deux personnes prises au hasard n’est pas, en soi, une question très intéressante, car il est de nombreux contextes communicationnels où l’on cherche à réunir plus de deux personnes. La plupart des conférences scientifiques ou professionnelles au niveau européen en offrent du reste d’excellents exemples. Il convient alors de voir à quelles conditions on peut garantir l’intercommunication entre groupes de plus de deux personnes, voire, à la limite, entre tous les résidents d’un ensemble plurinational tel que l’Union européenne.

Or le nombre de langues qu’il faut apprendre pour garantir l’intercompréhension augmente avec le nombre de langues maternelles représentées au sein d’un groupe. Prenons l’exemple d’un environnement à N langues parmi lesquelles se répartissent M individus (pour l’Europe, admettons que N=20 et que M=450 millions). Parmi ces M personnes, tirons au hasard un groupe de Z individus. Afin d’être certain que ces Z personnes aient au moins une langue en commun, le nombre L de langues que chacun doit savoir (langue maternelle comprise) est égal à :

L = [(Z-1)/Z]*N + 1, pour tout Z

L = N pour tout Z ≥ (N + 1)

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Si le L obtenu est un nombre fractionnaire, il sera arrondi à l’unité inférieure. En d’autres termes, la garantie d’intercompréhension entre un groupe de 10 Européens tirés au hasard exige que chacun apprenne 18 langues étrangères! Et dès que le nombre de participants (tirés au hasard) dépasse 20, chacun doit savoir toutes les 20 langues officielles de l’Europe.

On voit donc rapidement que l’apprentissage de deux langues étrangères, comme le recommande le modèle « 1+2 », est radicalement insuffisant. Même si l’on se réclame d’une vision plus ambitieuse, dans laquelle chaque Européen apprendrait trois langues étrangères, on resterait encore très loin d’une garantie d’intercompréhension.

À l’évidence, l’intercompréhension suppose que l’on impose une forme ou une autre de convergence. Retenons donc ici, pour les besoins de l’analyse, une forme radicale de ce modèle, et admettons que les deux langues étrangères doivent nécessairement être choisies dans un ensemble de trois langues —disons le français, l’allemand et l’anglais ; ceux qui ont déjà l’une de ces trois langues comme langue maternelle seraient alors invités à apprendre une langue tierce (européenne ou non).

Une telle restriction est drastique, et d’autant plus discutable qu’elle privilégie trois langues de l’Union. Or malgré cela, elle ne garantit toujours pas l’intercompréhension. Certes, l’intercompréhension sera garantie pour toute paire d’Européens tirée au hasard. Cependant, comme nous l’avons vu, le vrai problème n’est pas celui des « paires » de locuteurs, mais des groupes plus nombreux, comme un ensemble des fonctionnaires européens employés à la Commission, ou les participants à la conférence qui nous réunit maintenant.

La performance du modèle « 1+2 » (ainsi « orienté » en faveur du français, de l’anglais et de l’allemand) peut être étudiée sous un autre angle. On peut par exemple évaluer la probabilité qu’aucune personne ne soit exclue de la communication. Dans une population totale de M individus d’où l’on tire des groupes d’une taille Z, cette probabilité est donnée par :

[EXEMPLES NE SONT PAS INCLUS]

où l’expression Cnk, qui définit le nombre de combinaisons sans répétitions

de k éléments tirés au hasard parmi n, est égale à

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On constate très rapidement que la garantie d’intercompréhension que nous offre le modèle « 1+2 » en termes de probabilité de non-exclusion, est extrêmement faible. La taille de la population totale considérée, M, n’a pas grande importance : ce qui influence bien davantage la valeur de P, c’est le nombre Z d’interlocuteurs qui doivent absolument se comprendre ; dès que l’on arrive à 10 interlocuteurs, la probabilité d’intercompréhension intégrale tombe à 5% ; à 20 interlocuteurs et davantage, elle est inférieure à 0,01% —et pour tout dire négligeable.

Bref, que constatons-nous ? C’est que ce fameux modèle « 1+2 », dès qu’on le regarde de plus près, se révèle profondément inefficace. En effet, soit on le laisse dans le flou, et les compétences linguistiques des acteurs resteront très en dessous de ce qui est nécessaire pour garantir l’intercompréhension ; soit on le « cadre » très étroitement, en imposant une troïka de langues privilégiées, mais il échoue malgré tout à garantir la pleine participation de tous.

De fait, le modèle « 1 + 2 » ne fonctionne (comme garant d’intercompréhension) qu’à une condition plus rigoureuse encore : c’est que l’on impose une langue parmi les deux langues étrangères que chacun devrait apprendre.

Le problème, c’est qu’on se retrouve alors devant une impasse logique : si l’on impose à tous l’apprentissage de la langue X (disons l’anglais), et que l’intercompréhension est ainsi intégralement garantie, peut-on vraiment croire que les Européens mettront beaucoup d’énergie dans l’apprentissage d’une autre langue étrangère ? Chacun sait que l’apprentissage d’une langue étrangère, surtout à un certain niveau, est une entreprise exigeante. Certes, on s’accorde à penser que l’emile (« enseignement des matières par intégration d’une langue étrangère » —sans doute mieux connu sous l’acronyme anglais de clil) peut grandement accroître l’efficacité de l’apprentissage des langues étrangères et alléger le fardeau. Mais il existe une forte probabilité que beaucoup d’Européens, malgré les exhortations de la Commission et tous les Plans d’action possibles et imaginables, se contentent de l’investissement dans une seule langue étrangère (probablement l’anglais), et négligent le reste. De fait, c’est une évolution que l’on constate déjà dans différents pays d’Europe, de la Scandinavie à l’Italie en passant par la Suisse —cas que, par nécessité, je suis de plus près.

Les choses ne sont évidemment pas si simples. Diverses études montrent que des compétences dans des langues autres que l’anglais sont utiles dans la vie professionnelle, et qu’elles sont rémunérées sur le marché du travail. Dès lors, indépendamment de toute invocation des beautés de la diversité, les acteurs sociaux auront certaines incitations matérielles à ap-Page 226prendre d’autres langues. Cependant, même s’ils le font, ce sera alors dans une optique de complément, repoussant ces langues dans une semi-périphérie, en orbite autour d’une langue super-centrale comme l’anglais ; on retombe ici sur une prédiction à laquelle aboutissent, avec des cheminements un peu différents, des auteurs tels que De Swaan (2002) ou van Parijs (2004) : tous deux expliquent que la dynamique de diffusion d’une langue présente un caractère d’auto-renforcement qu’il est très difficile de stopper, et plus encore d’inverser.

Dès lors, notre examen nous suggère que le modèle « 1 + 2 » est encore plus inefficace qu’on pouvait le penser : en fait, il ne peut fonctionner que s’il privilégie une langue, encourageant ainsi la dynamique de concentration vers une seule langue qu’il prétendait éviter : le modèle « 1 + 2 » est donc le fossoyeur de ses propres ambitions.

À partir de ce constat préoccupant, on pourrait poursuivre la réflexion dans différentes directions. Dans d’autres textes, j’ai tenté d’examiner de plus près la question des avantages et les coûts de différents régimes de communication en contexte plurilingue en recourant à la traduction et à l’interprétation (Grin, 2004) ; j’ai également tenté d’identifier (Grin, 2003) puis d’évaluer (Grin, 2005) les transferts financiers dont bénéficient les locuteurs de la langue élevée au rang d’hégémon ; je ne reviendrai pas sur ces résultats, sinon pour rappeler ce qui, je l’espère, est une évidence pour chacun : c’est que l’hégémonie linguistique, qu’elle s’exerce au profit de l’anglais, du français ou du letton, occasionne des transferts qui se chiffrent en milliards d’Euros par année et qui sont profondément contraires à l’équité.

Par contre, dans la dernière section de ce texte, je tenterai de voir dans quelle mesure il est possible de « sauver » le modèle « 1 + 2 » en l’assortissant d’un certain nombre de mesures d’accompagnement.

4. Les mesures d’accompagnement

De ce qui précède, on peut conclure que le modèle « 1 + >2 » ne saurait être considéré comme une réponse au problème de l’intercommunication entre les Européens. C’est dire que sa fonction principale doit sans doute être située ailleurs : elle vise à garantir le maintien d’une certaine pluralité dans le paysage linguistique de l’Europe, tout en résolvant en partie, mais pas complètement, les problèmes de communication.

Dès lors, il faut aussi admettre que la politique linguistique européenne ne poursuit pas qu’un seul objectif, mais au moins deux, à savoir la plu-Page 227ralité et l’intercompréhension ; et si l’on a plusieurs objectifs, il faut un instrument (ou un ensemble d’instruments) par objectif.

On n’entrera pas ici dans une discussion détaillée de cette question, car la construction analytique nécessaire n’est, à mon avis, pas encore pleinement disponible. Par contre, on peut commencer par trois constats :

  1. l’intercommunication n’est pas garantie par le modèle « 1 + >2 ». Sur le plan interne des organisations européennes, elle doit être complétée par un recours adéquat à la traduction et à l’interprétation. La traduction et l’interprétation restent donc parmi les piliers du fonctionnement de l’ue et de ses institutions.

  2. Sur le plan de la société européenne dans un sens plus large, et notamment pour ce qui a trait à l’émergence d’un espace européen de débat politique —dont certains disent qu’il s’agit d’une condition nécessaire à combler le fameux « déficit démocratique », le modèle « 1 + >2 » doit soit être étendu en direction d’un « 1 + 3 » généralisé, soit être spécifié de façon à ce que l’une des langues étrangères apprises soit commune à tous— mais si l’on veut éviter l’hégémonie linguistique, cette langue commune devrait être une langue tierce, par exemple l’espéranto ; alternativement, on peut renoncer à une garantie absolue d’intercommunication, pour autant que celle-ci soit réalisée dans un nombre suffisant d’occurrences.

  3. La pluralité linguistique de l’Europe n’est cependant pas compatible avec n’importe quelle solution au problème de l’intercommunication. Le modèle « 1 + >2 », on l’a vu, porte en germe un risque pour la diversité, car il peut induire une dynamique de convergence vers une langue dominante —il s’agit actuellement de l’anglais mais, répétons-le, le problème serait exactement le même s’il s’agissait du français, de l’espagnol ou du letton. On a vu que cette hégémonie est, en outre, porteuse de distorsions tout à fait contraires à l’équité financière.

Comment, dès lors, prévenir cette convergence en aménageant le modèle « 1 + >2 » ? En adoptant certaines mesures d’accompagnement. Je n’en citerai ici que neuf, que je me borne ici à soumettre à la discussion :

1) la défense générale du plurilinguisme dans toutes les institutions européennes et dans un maximum de situations ;

2) l’exigence, pour les employés de ces institutions, notamment à partir d’un certain niveau hiérarchique, d’un trilinguisme démontré, tandis que le bilinguisme ne devrait donner droit à aucune prime ou à aucun avantage particulier ;

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3) l’interdiction de toute dérive dans la politique du personnel des institutions européennes, en particulier des offres d’emplois exigeant l’anglais comme langue maternelle;5

4) la définition, dans le cadre du fonctionnement de ces institutions, de contextes qui excluent les langues les plus dominantes, à commencer par l’anglais mais parfois aussi le français et l’allemand. Ceci peut supposer le recours à un système de rotation des langues officielles, ou la définition, pour différentes directions générales de la Commission européenne, de modalités de communication interne à trois langues, en s’assurant qu’aucune des trois n’est présente en toute circonstance : en d’autres termes, il faut que les locuteurs natifs des langues privilégiées, et surtout de la plus privilégiée de toutes, l’anglais, soient confrontés à des situations où ils doivent utiliser d’autres langues, tandis que les personnes qui ne sont pas de langue maternelle anglaise, française ou allemande soient confrontés à des situations où il n’est pas possible de se contenter de recourir toujours à la même langue de la troïka. Ceci se traduirait par la définition d’un ensemble de N « régimes linguistiques ». Ce type d’arrangement peu surprendre. Toutefois, le lecteur peut aisément vérifier qu’en l’absence de telles mesures, il n’y aurait pas grand-chose pour empêcher qu’une dynamique des langues assez naturelle mène à une convergence, puis à l’hégémonie linguistique bien évidemment, en faveur de l’anglais.

5) la diffusion d’informations et la sensibilisation du public et des médias au problème de la justice linguistique, afin de faire comprendre la nécessité de telles interventions ;

6) l’encouragement des échanges internationaux d’écoliers et d’étudiants, non pas de façon indistincte (ce qui se traduit en général par une avancée de l’anglais —comme l’écrit De Swaan (2002) : « the more languages, the more English »), mais de façon ciblée, en direction de langues autres que l’anglais et, autant que possible, dans le cadre de partenariats entre États membres ;

7) une fermeté absolue des États en matière de préséance de leur droit à prendre des dispositions concernant la langue de l’éti-Page 229quetage des produits, dispositions qui doivent primer juridiquement sur le principe de la libre circulation des biens et services entre les États membres ;

8) l’encouragement à la visibilisation de toutes langues européennes sur pied d’égalité, dans la communication écrite et orale des administrations et des entreprises ;

9) le maintien de services de traduction et d’interprétation performants, car même sous l’hypothèse d’une priorité générale accordée à trois langues (par exemple, l’anglais, l’allemand et le français), l’intercompréhension intégrale n’est pas systématiquement garantie, et doit être complétée par une offre très large de traduction et d’interprétation, au moins entre les langues bénéficiant de cette priorité.

5. Conclusion

À maints égards, les propositions faites ci-dessus pourront surprendre, non seulement parce qu’elles se démarquent de ce que l’on entend souvent, mais aussi parce qu’elles proposent, en partant d’une analyse qui s’appuie sur l’économique, de choisir une autre voie que l’hégémonie linguistique en faveur de l’anglais.

Il ne s’agit toutefois pas ici de proposer des solutions toutes faites, mais de remettre en lumière certains éléments incontournables du débat. Cela peut d’abord servir à rappeler qu’un tel débat ne peut pas être éternellement éludé. Ensuite, j’espère que les quelques idées présentées au cours de cette intervention peuvent aider à nourrir un débat nécessaire et à ce que l’on y prenne en compte des aspects trop souvent négligés. Tâchons donc d’intégrer dans le débat des éléments nouveaux, dans l’intérêt même de la diversité des langues et des cultures d’Europe.

Références

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[1] Communication présentée lors de la Conférence annuelle de la Fédération européenne des institutions linguistiques nationales (feinl/efnil), Bruxelles, 24-25 novembre 2005

[2] Durand (2004 : 117) rappelle que si, en 1997, la part du français et de l’anglais comme langue de rédaction d’origine des documents circulant au Conseil de l’Union européenne était sensiblement identique, à 42% et 41% respectivement, cet équilibre a complètement basculé en faveur de l’anglais, avec des taux de 18% et 73% respectivement en 2002 æ selon le Secrétariat général du Conseil.

[3] http://europa.eu.int/comm/education/policies/lang/policy/consult/consult_fr.pdf

[4] cf. par exemple Beacco [2004], pour lequel « [...] le plurilinguisme constitue une valeur, en tant qu’il est un des fondements de l’acceptation de la différence, finalité centrale de l’éducation interculturelle » ; voir http://www.ciep.fr/courrieleuro/2004/0204_beacco_htm.

[5] Voir English mother tongue only... 1000 European jobs for English native speakers, http://lingvo.org/zz/2/15. Cette pratique a pris fin après de nombreuses protestations, y compris au Parlement européen (voir la question écrite E-4100/00 du parlementaire Bart Staes, 10 janvier 2001).

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