Droit linguistique et éducation bilingue au val d'aoste

AutorJean Pezzoli
CargoPrésident de l'Institut régional de recherche, d'expérimentation et de recyclage éducatifs pour la Vallée d'Aoste
Páginas79-98

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Art 38

Dans la Vallée* d'Aoste, la langue française est sur un pied d'égalité avec la langue italienne.

Les actes publics peuvent être rédigés dans une langue ou dans l'autre, excepté les dispositions de l'autorité judiciaire, lesquelles sont rédigées en langue italienne.

Les administrations de l'Etat engagent à leur service dans la Vallée, autant que possible, des fonctionnaires originaires de la Región ou qui connaissent la langue française.

Art 39

Dans les écoles de n'importe quel ordre ou rang qui dépendent de la Région, il sera réservé à l'enseignement du français un nombre d'heures, dans l'horaire de la semaine, égal à celui qui est consacré à l'enseignement de la langue italienne.

L'enseignement de quelques matières peut être donné en langue française. ' '

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Art 40

L'enseignement des différentes matières est régi par les dispositions et les programmes en vigueur dans l'Etat, avec les adaptations convenant aux nécessités locales.

Ces adaptations, ainsi que les matières pouvant être enseignées en langue française, sont approuvées et rendues exécutoires, sur préavis des Commissions mixtes composées de représentants du Conseil de la Vallée et de représentants du corps enseignant.

Par ces paroles, le Statut Spécial pour la Vallée d'Aoste — loi constitutionnelle n° 4 du 26 février 1948 — reconnaît le droit valdôtain à l'usage de la langue française et à l'éducation bilingue.

Les dispositions juridiques de l'Etat, unilingue et centralisé, reconnaissent le particularisme linguistique et culturel de la Région, le préservent de l'emprise de la majorité italophone. C'est un point acquis, même s'il est vulnérable, dans l'évolution du droit linguistique valdôtain. Sans la considération de cette évolution, il n'est pas possible d'en saisir pleinement le sens et les limites, et surtout les implications, les conséquences.

I

1.1. En 575 la Vallée d'Aoste, que Gontran roi d'Orléans et de Bourgogne a prise aux Lombards, est incorporée au Royaume francburgonde. C'est un événement décisif pour son destin ethnique et linguistique. A un moment où dans l'Europe occidentale «commencent à se différencier les groupes ethniques et à se dessiner les structures embryonnaires des langues néolatines»1 la Vallée d'Aoste s'intègre à un contexte géopolitique et culturel où apparaîtront, de la progressive décadence du latin, les parlers gallo-romains puis, par évolution naturelle, la langue française. Seule région en-deça des Alpes, la Vallée d'Aoste vit intégralement ce processus linguistique et culturel de la même manière que la Suisse romande, la Savoie et le Lyonnais. Et ces faits sont les prémices du droit linguistique qu'elle renforcera, plus tard, dans l'usage et dans les institucions: par son appartenance pendant huit siècles à la province ecclésiastique de la Tarentaise (de 969 à la Révolution française); avec la soutien de son autonomie politique, véritable Pays d'Etats (de 1536 à 1773).

1.2. Deux séries d'événements marquent en particulier l'évolution de la question linguistique valdôtaine à partir du XVe siècle. Les premiers, d'ordre socio-linguistique, se rattachent à la décadence du latin, phénomènePage 81qui touche toute l'Europe occidentale; les autres, politiques, non sans lien avec les premiers, destinés à se poursuivre pendant des siècles, concernant l'appartenance de la Vallée d'Aoste au domaine des princes de la maison de Savoie. Le latin, certes, ne se transforme; pas subitement, ni en Vallée d'Aoste, ni dans les autres parties de l'Europe. Les grandes langues de l'histoire mettent longtemps à changer; elles passent à travers de longues phases de bilinguisme et, dans certains contextes —le contexte religieux par exemple—, elles survivent aux plus grands changements de l'histoire: il suffit de penser au latin dans l'église catholique.

1.3. Le latin est encore très répandu en France lorsque François Ier, par l'Edit de Viller-Cotterets, impose l'usage de la langue vulgaire dans tout le territoire de son Etat. Les dispositions concernent, en particulier, les actes jurisdictionnels et administratifs, les décisions des tribunaux:

Art. 110. Et afin qu'il n'y ait cause de douter sur l'intelligence desdits arrests, nous voulons et ordonnons qu'ils soient faits et escrits si clairement, qu'il n'y ait ni puisse avoir aucune ambigiiité ou incertitude, ni lieu à demander interprétation.

Art. 111. Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l'intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d'ores en avant que tous arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieurs, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploicts de justice, ou qui en dépendent, soient prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langaige françois et non autrement.2

Ce sont des dispositions d'une «importance capitale dans l'histoire du droit en général et dans l'histoire du droit linguistique en particulier».3 Elles imposent à un Etat tout entier un langage, même dans ces régions ou il n'est pas le «langage maternel». Selon certains savants cela se produit pour des raison d'ordre pratique, liées à l'évolution de la vie sociale, culturelle et linguistique du Pays et, dans ce cas, les dispositions juridiques, si elles ne sont pas vieilles avant l'âge, comme on a coutume de dire, édictent en tout cas une situation de fait; pour d'autres savants, les raisons sont politiques: à travers l'unité linguistique on cherche à atteindre l'unité de l'Etat.

Et dans ce cas, les dispositions juridiques anticipent ou, du moins, accompagnent le dessein politique. Il peut y avoir aussi concomitance de raison, mais l'intérêt de l'Etat a certainement le dessus sur les raisons pratiques.

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On avait compris dans le conseil du roi, —écrit à ce propos A. Ferdinand Brunot, le plus grand historien de la langue française—, que l'intérêt de l'Etat commandait l'unification de la langue qui devrait faciliter l'unification de la justice, de l'administration et du royaume.

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C'est un objectif que le roi aurait pu poursuivre même à travers le latin. S'il choisit la langue vulgaire, c'est par ce que celle-ci était désormais entrée profondément dans l'expérience quotidienne du peuple.

1.4. Quand, en 1560, Emmanuel-Philibert confirme dans ses états l'édit de François 1er, il tient certainement compte de l'exigence d'adapter l'organisation administrative et juridique de son Etat aux nouvelles réalités existentielles. Il ne peut, par contre, se proposer des idées unificatrices puisque sur ses territoires il existe deux langues vulgaires: la langue française audelà des Alpes et la langue italienne au Piémont.

Pour le Duché d'Aoste qui «non esse citra, neque ultra, sed intra monte»5 et pour lequel il reconnaît que: «ayant toujours et de tout temps été la langue française plus commune et générale que point d'autres, et ayant le peuple et sujets dudit pays averti et accoutumé de parler la dite langue plus aisement que nulle autre», dispose que, «audit Pays et Duché d'Aoste, nulle personne quelle que ce soit, ait à user tant es procedures des procès et actes de justice, que a coucher con tracts, instrumens, enquestes, ou autres semblables choses, d'autre langue que la française...».6 Il répond par un net «Neant» à un mémorial par lequel, encore en 1572, les Etats Généraux de la Vallée d'Aoste lui demandent d'utiliser le latin pour «tous escriptz et procès qui se feront audit pays, tant en jugement que dehors».7

Que l'édit du prince de Savoie ait répondu à l'effective réalité culturelle, sociale et juridique de la région, nous est confirmé quelques années plus tard, d'une part, par la publication (1588) des «Coutumes générales du Duché d'Aoste», texte de droit coutumier de la région rédigé en français, qui restera en vigueur jusqu'en 1773 et fournira, même par la suite, des éléments utiles pour l'administration de la justice dans notre Région et, d'autre part, par la fondation, à Aoste, en 1604, du Collège de Saint-Bénin, institution où, pendant plusieurs siècles, sera formée dans la langue et dans la culture française l'élite intellectuelle, la classe politique et administrative du Pays.

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1.5. Dans leurs desseins d'unification politique, les monarchies de l'Europe occidentale: France, Allemagne, Grèce, Portugal, Italie ont maintenu pendant des périodes de temps plus ou moins longues, une certaine homogénéité d'orientation: ils n'ont pas négligé le recours aux armes, mais ils ont privilégié la pénétration linguistique. La langue représente le symbole de la nation: «S'ils parlent comme nous, ils sont des nôtres». Evidemment, cette politique s'est heurtée aux intérêts et aux droits des minorités et a placé, parfois d'une façon dramatique (il suffit de penser aux peuples de l'empire austro-hongrois), le rapport entre différentes communautés ethniques, entre frontières politiques et frontières linguistiques. C'est une politique qui a déterminé de graves discriminations d'ordre social, religieux et de classe. Dans les Etats Sardes, cette politique prend corps avec le Statut du roi Charles-Albert du 4 mars 1848. L'article 62 de ce Statut établit sans équivoques: «La langue italienne est la langue officielle des Chambres. La langue française est toutefois facultative pour les membres qui appartiennent aux pays où celle-ci est en usage, de même que pour répondre à ceux-ci».

Des deux alinéas, celui qui est fondamental est certainement le premier. S'il est vrai qu'il y a dans le statut albertin une vaste reconnaissance du principe de l'autonomie des minorités linguistiques —bien plus vaste que dans la Constitution autrichienne de Kremsier (4 mars 1849) ou dans la Constitution allemande de Francfort (28 mars 1849)— il est tout aussi vrai, comme l'a opportunément souligné Piero Fiorelli dans son étude sur le droit linguistique valdôtain,8 que «dans la séculaire coutume de bilinguisme qu'elles (les dispositions) déclaraient confirmer, les principes fondamentaux étaient changés. Ils étaient changés d'une part parce que la coutume sanctionnée par des lois ordinaires, comme n'importe quelle coutume administrative, s'érigeait, à l'article 62 du Statut, en principe constitutionnel et, d'autre part, tandis que pour les anciens ducs de Savoie, le français et l'italien avaient un caractère officiel égal, l'un à l'occident, l'autre à l'orient de la ligne de partage alpin, pour Charles Albert qui aspirait à l'unité de l'Italie et «affirmait, dans un esprit' politique prévoyant, que l'italien était la seule langue officielle en ces Chambres qui surgissaient pour réaliser l'unité de la nation italique», l'admission du français comme langue secondaire représentait un sacrifice du'pouvoir souverain...».9

1.6. Une fois changées les frontières des états savoyards, perdues les terres au-delà du Rhône, acquises la Sardaigne et les provinces de la Ligurie et du Piémont et, en conséquence; changé au sein de l'Etat, le rapport entre le français et l'italien au profit de ce dernier, le prince de Savoie pouvait entreprendre le dessein poltique qui, impossible pour ses prédé-Page 84cesseurs, pour Emmanuel-Philibert en 1560, sera poursuivi avec succès, et sans trop de préoccupation pour les droits des minorités, par les gouvernements de ses sucesseurs. Ce n'est pas par hasard que l'Abbé Trèves, courageux défenseur des droits du peuple valdôtain, écrira en 1931: «La Maison de Savoie a toujours sacrifié la Vallée d'Aoste à ses intérêts et à ses ambitions, et nous a continuellement dépouillé ou assisté bêtement inerte à notre dépouillement...»10

1.7. Grâce au deuxième alinéa de l'article 62 du Statut de Charles Albert, on a, pour la première fois dans l'histoire du droit, la reconnaissance, dans un texte constitutionnel, de l'autonomie linguistique d'une minorité. C'est une affirmation théorique très importante qui, dans son énoncé, laisse pourtant de grands espaces pour des sucessives interventions restrictives au moyen des lois ordinaires.

Dans cette logique, instrument d'une politique linguistique d'accommodement qui a tendance à s'orienter vers l'assimilation du groupe minoritaire, on pose comme référence fondamentale pour les dispositions administratives et bureaucratiques successives, au moins trois lois: une sur la publication des lois elles-mêmes, les deux autres sur l'organisation de l'école et sur l'enseignement.

La première —loi n° 1731 du 23 juin 1854— donne des dispositions pour «la traduction en langue française'de toute loi à l'usage des communes où l'on parle cette langue», pour leur insertion dans le «Recueil des actes du Gouvernement» et leur affichage; la seconde —loi n° 3725 du 13 novembre 1859— dicte l'organisation scolaire de l'Etat, fixe pour les provinces de langue française le caractère officiel, l'exclusivité de cette langue dans l'enseignement primaire, secondaire et universitaire. Dans la troisième —loi n° 487 du 4 mai 1911 sur l'instruction primaire et populaire—, à l'article 89, la langue italienne devient l'instrument d'enseignement de toute l'école, y compris celle des provinces de langue française.

La publication et l'affichage des lois en français cessent au moment de l'annexion de la Savoie à la France; en 1874, le Tribunal Civil d'Aoste juge tacitement abrogé par l'article 1 du Code Civil l'article 4 de la loi de 1854, et le réglement public des lois du 28 novembre 1909 ne mentionne plus la traduction en français.

En 1880, le président du Tribunal d'Aoste invite tous les avocats à employer uniquement l'italien dans les débats et l'établissement des actes; quatre ans plus tard les préteurs de la Région, obéissant à un ordre du procureur général de la Cour d'Appel de Turin, invitent les syndics des divers mandements à délivrer les certificats et les attestations à caractère pénal exclusivement en langue italienne.

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En 1897, la langue française disparaît pratiquement du Tribunal.

1.8. Les lois sur l'école méritent un chapitre à part. C'est à l'école qu'à partir de ce moment-là on confie définitivement le rôle d'instrument capital de la politique d'assimilations linguistique. La loi de 1859, communément appelée loi Casati —du nom du Ministre qui l'avait proposée—, organise l'instruction publique du Royaume à divers niveaux, central et périphérique; fixe les différents degrés de l'école; répartit matières, horaires, contrôles; indique les dispositions pour le recrutement, la rétribution et la discipline des enseignants et du personnel de direction. Elle institue des écoles normales pour la formation des enseignants; accorde aux provinces la faculté d'ouvrir des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices pour la formation des enseignants des écoles primaires.

Quand, en 1860 et en 1861, sont publiés les règlements d'application de cette loi, on ne prévoit pas pour la Vallée d'Aoste l'enseignement du français dans les écoles normales. On en profite tout d'abord pour l'interdire, ensuite pour le rendre facultatif et, enfin, pour l'autoriser à certaines conditions. En 1885 on ne l'enseigne que trois heures par semaine dans les classes du cours supérieur et une heure dans celles du cours inférieur. A l'école normale, dont le rôle est de former les enseignants, l'officialisation du français prévu par la loi Gasati prend fin avant d'avoir commencé! En 1862, le Ministre de l'Instruction Publique abolit l'usage du français au Collège d'Aoste, et réduit ce dernier en Gymnase de deuxième classe.

La même année, le Ministre De Sanctis, sensible aux protestations des Valdôtains, rétablit l'enseignement du français au Collège, mais dans le but, comme on peut le lire dans les actes de la Chambre des Députés du 26 février 1862, page 1402: «de mener de pair l'étude de la langue nationale et celle de la langue locale». En octobre 1882, le Conseil provincial de Turin supprime le français au «gymnase» et à l'école normale et le laisse au lycée mais avec certaines limites; en novembre 1884, un arrêté du préfet dispose que l'horaire des écoles primaires doit être subdivisé en deux parties égales, une pour l'enseignement de l'italien et une pour l'enseignement du français. C'est ainsi qu'est née l'école bilingue au Val d'Aoste!

L'approbation juridique de cette situation est donnée par la troisième loi citée, la fameuse loi Credaro de 1911. Celle-ci arrive aussitôt après le texte unique des lois sur l'instruction supérieure de 1910, qui a éliminé les exceptions en faveur de l'enseignement du français contenues dans la loi Casati. La loi Credaro fait de l'italien la langue instrumentale de tout l'enseignement.

1.9. Quand un Etat, unilingue ou bilingue, mène une politique d'assimilation linguistique, même camouflée sous des engagements constitutionnels visant à assurer les droits des minorités, cela entraîne un processusPage 86de défense et de résistance par ces minorités, processus d'autant plus consistant que les minorités se reconnaissent non seulement dans la langue, mais encore dans la tradition, l'histoire, la religion, le territoire. Les Valdôtains réagissent dès le départ à la politique centralisatrice de l'Etat unitaire. Ils le font non seulement à l'échelon régional, mais également à un niveau plus étendu: les polémiques entre le député Veggezzi Ruscalla et le chanoine Bérard, en 1860, sur la requête d'abolition du français dans les vallées de la province de Turin et dans celle d'Aoste, déposée par le premier, sont très célèbres. Ils protestent au Parlement, par l'intermédiaire de leurs représentants: le député De Rolland, le sénateur Rattone, le député Martinet; au moyen d'associations: la «Ligue Valdôtaine» (1909-1926), la «Jeune Vallée d'Aoste», fondée en 1925 par l'Abbé Joseph Trèves; avec l'appui des émigrés: la lettre remarquable du docteur Laurent Cerise à son ami le Ministre de l'Instruction Publique, Matteucci, qui avait supprimé l'enseignement du français dans les écoles de la Vallée d'Aoste en est un témoignane éloquent; par les campagnes du journal «La Vallée d'Aoste» publié à Paris.

Les résultats de ces actions sont plutôt partiels et surtout sans conséquences efficaces et durables.

Dans leur action, les Valdôtains trouvent des amis et des ennemis illustres, ils connaissent aussi des défections.

1.10. La politique nationaliste trouve sa conclusion naturelle dans les lois fascistes. Avant tout, dans l'école. Le décret du roi n° 2185 du 1er octobre 1923 établit, à l'article 4: «Dans toutes les écoles primaires du Royaume, l'enseignement est pratiqué dans la langue de l'Etat.»

On permet l'enseignement du français dans les «heures supplémentaires», mais il est définitivement supprimé par la décret-loi du 22 novembre 1925. La même année, l'autonomie linguistique du Tribunal est supprimée: décret du roi n° 1796 du 15 octobre 1925, article 1: «Dans toutes les affaires civiles et pénales que l'on traite dans les services de la justice du Royaume, la langue italienne seule peut être utilisée...» Par toute une série de décrets, à partir de 1928, on change en italien la toponymie française des communes de la Région. Même le Concordat du Latran du 11 février 1929 entre l'Etat et l'Egiise se révèle restrictif et non seulement pour la minorité valdôtaine, sur l'usage d'une langue autre que la langue nationale «dans le gouvernement spirituel des fidèles». Finalement, il n'est pas difficile de voir que la centralisation politique et administrative de l'Etat, l'action d'assimilation linguistique des minorités, la négation des droits des citoyens en faveur de la «Nation» n'ont pas été la prérogative exclusive du fascisme. Elles ont eu des antécédents, des raisons et des manifestations lointaines; elles ont été des constantes de l'histoire italienne des siècles derniers.

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II

2.1. Si l'intensification de la politique centralisatrice de l'Etat réduit progressivement la vigueur de la résistance des valdôtains: la bourgeoisie s'est assez rapidement conformée à la nouvelle situation et on ne peut ignorer que la bureaucratie et l'école ont fait de même, néanmoins le sens d'appartenir à une communauté linguistique et culturelle différente de celle des autres populations qui composent l'Etat italien, reste vivant. Et cela se produit pour divers facteurs. Malgré les échanges croissants avec la plaine ita-lophone, le milieu naturel avec ses difficultés isole et contraint à la solidarité; la tradition du monde paysan réfractaire au changement, préserve les valeurs fondamentales: l'attachement à la famille, à la religion, à l'histoire commune, détermine des relations et des rôles sociaux qui freinent l'introduction de la culture de masse. Dans la crise du français, l'identité ethnique et linguistique se coagule autour du patois. Ce sont les parlers locaux qui, au niveau d'idiolectes surtout, forment la barrière la plus solide à l'intégration culturelle. Appris de la naissance, parlé à la maison et dans le milieu social immédiat, bien que refréné à l'école et dans les bureaux, le patois, d'autant plus senti qu'il diffère d'un village à l'autre, laisse une empreinte ineffaçable dans la structuration de la personnalité de. ceux qui l'emploient. Psychologues et psycholinguistes savent combien avec la langue maternelle on intériorise la culture qu'elle exprime, la façon de chacun de penser et de vivre le monde. C'est quelque chose que les apprentissages linguistiques successifs, surtout s'ils sont imposés, ne parviennent plus à effacer. Cachées, mais profondément ancrées, ces. façons d'être, d'appartenir, de s'identifier sont restées, malgré tout, dans la minorité valdôtaine.

A l'intérieur de cette minorité une autre, active, préparée, consciente de sa responsabilité, a créé les conditions nécessaires pour le mantien et la défense de l'identité valdôtaine.' Dans l'entre-deux guerres mondiales, en 1925, s'organise la Jeune Vallée d'Aoste, mouvement d'action régionaliste, qui a pour objectif principal de «défendre tous les intérêts intellectuels, moraux, sociaux et économiques du peuple valdôtain». Inspiré d'un «respect profond pour la foi catholique», la mouvement saisit l'interaction qui existe dans la politique de l'Etat entre assimilation linguistique et culturelle, transformation économique, bureaucratisation de la vie administrative, changements sociaux. Ses membres —et en cela le mouvement remplit une fonction formative importante— analysent les conséquences de cette interaction, les divulguent et par là sensibilisent le milieu intellectuel et paysan. L'abbé Trèves, tout d'abord, puis d'une façon croissante et déterminante, Emile Chanoux, animent cette action. (L'abbé Trèves meurt en 1941.) Emile Chanoux apporte dans la Jeune Vallée d'Aoste sa compétence en matière sociale et politique, économique et institutionnelle. Il associe la question valdôtaine à la crise des valeurs qui tourmente l'Europe entière,Page 88indique avec réalisme les changements et les réformes dans lesquels les minotirés alpines «in primis», peuvent vivre et évoluer.

Dans son étude «Fédéralisme et Autonomie» il n'y a pas seulement l'analyse des constatations et des requêtes de la «déclaration de Chivasso», qui a contribué d'une façon déterminante à élaborer; il y a, et ce n'est pas par hasard qu'Alexandre Passerin d'Entrèves l'a définie «La Magna Charta de l'autonomie valdôtaine», la démarcation documentée et réaliste de cette autonomie. Il y a, clairement exprimée, la conscience que la liberté linguistique ne peut être assurée sans la liberté politique et administrative.

2.2. Sur le droit linguistique, E. Chanoux est explicite: le droit linguistique est fondé sur le droit de l'individu de voir sa personnalité respectée «La langue, précise-t-il, fait partie de la personnalité ethnique de tout peuple et en est le signe le plus visible.» En plus de sa langue —et cela est la définition de la valeur et aussi des limites du bilinguisme selon Chanoux— «un peuple peut en parler une autre ou même plusieurs». Pour ce peuple «cette double ou multiple connaissance des langues est une grande richesse, non seulement matérielle, mais spirituelle... Le bilinguisme est, il ajoute, pour les populations des Alpes, une situation de fait. Elles savent qu'elles ont le droit de conserver et de développer cette situation, en défendant jalousement leur individualité ethnique et historique, et en collaborant loyalement et fraternellement avec les autres populations de l'Etat auquel elles appartiennent...»

La protection de la langue principale de l'endroit, affirme Chanoux, implique des droits précis. «Le droit de:

a) l'employer dans les actes publics et privés;

b) l'apprendre et l'enseigner dans les écoles publiques et privées;

c) la conserver également dans la toponymie et les noms patronymiques.

L'usage de la langue peut être reconnu avec une loi, le rétablissement ou le respect des noms peut être accordé avec un décret ou une série de décrets, mais l'enseignement de la langue exige des garanties. Ce n'est pas le premier instituteur venu qui peut enseigner une langue, mais uniquement celui qui la connaît bien. L'enseignement d'une langue vivante doit s'effectuer en suivant des règles qui sont très différentes de celles que l'on suit pour enseigner une langue morte. L'enseignement doit se faire avec l'esprit de la population qui parle cette langue.

Ces garanties ne peuvent s'obtenir dans une administration scolaire centralisée, où les nominations ont lieu avec la différence des concours ou des mutations exécutées d'autorité. La nomination des enseignants doit donc dépendre des autorités locales. La manière avec laquelle les maîtres enseignent, non seulement la langue, mais aussi toutes les matières scolaires, doit être contrôlée et dirigée par les autorités locales. Le corps des ensei-Page 89gnants lui-même ne doit pas faire partie de la grande hiérarchie de l'Etat, mais doit acquérir, avec toutes les garanties nécessaires, une indispensable liaison avec les institutions cantonales ou régionales. Car la culture n'est pas quelque chose qui existe à côté de la vie d'un peuple, mais est, en fait, sa partie la plus vivante. C'est son âme.»11

Il est important et nécessaire de considérer comment ces «conditions» ont été acceptées dans le Statut Spécial pour la Vallée d'Aoste, au moyen de quelles précisions, propositions, compromis.

2.3. Dans la période 1944-1947, on a trois projets de statut spécial: un du prof. Chabod, un de Monseigneur Joconde Stévenin, un troisième du premier Conseil régional de la Vallée d'Aoste. Tous trois traitent, entre autres, du droit linguistique et de l'enseignement de la langue française. Entre les projets Chabod-Stévenin, la mise au point du projet du Conseil de la Vallée, la discussion et l'approbation du Statut par l'Assemblé Constituante, on a encore deux décrets du Gouvernement, un en 1945, l'autre en 1946, qui concernent la question linguistique et l'enseignement bilingue. Le projet Chabod, une fois affirmé le caractère officiel de la langue française aux côtés de la langue italienne, exclut l'usage de la première dans les actes de justice. Pour Stévenin les deux langues peuvent être employées «indifféremment dans les actes publics». Selon le projet de ce dernier, l'enseignement est pratiqué dans toutes les écoles primaires et secondaires «dans les deux langues, à parité, italienne et française». Le projet Chabod, plus restrictif, prévoit que l'enseignement de la langue française, outre «à faire l'objet d'un enseignement fait exprès pour chaque année d'étude», doit avoir un «horaire équivalent à celui consacré à la langue italienne». Il indique encore les matières qui sont enseignées en l'une ou l'autre langue: les matières historiques et littéraires en italien, les disciplines scientifiques en français.

Dans la proposition Stévenin, «l'instruction publique secondaire est du ressort du Conseil Général (correspondant au Conseil régional qui sera prévu dans le Statut), qui nommera un proviseur aux études et les professeurs des divers cours. L'instruction primaire est du ressort des communes qui pourvoiront aux locaux, nommeront les instituteurs et veilleront sur l'enseignement, sous le contrôle du Provieseur aux études». Nous nous trouvons devant deux positions sensiblement différentes.

Alors que le projet Stévenin prévoit la parité des deux langues dans l'enseignement, le project Chabod la limite à leur apprentissage. En ce qui concerne l'étude de certaines matières en français il la remet au temps que chaque enseignant jugera bon de lui réserver. Le projecte Chabod ne considère pas les aspects organisatifs et administratifs de l'école, Sté-Page 90venin les rapproche et les lie à ce que l'on a maintenant coutume de définir Je territoire et les pouvoirs locaux. C'est un agencement qui comporte des risques mais aussi des implications considérables et positives du point de vue démocratique et éducatif.

2.4. En juillet 1945 Ferruccio Parri, qui préside le premier gouvernement de l'Italie réunifiée, indique les critères dont s'inspirait la nouvelle politique minoritaire italienne: «Le gouvernement italien affirme que le renouvellement démocratique de l'Etat doit nécessairement impliquer un ensemble de garanties spéciales pour les citoyens de langue différente de l'italienne. Le libre usage de la langue sera autorisé non seulement dans les relations privées et commerciales, dans les réunions publiques, dans l'exercice du culte, dans la presse, mais aussi dans les rapports avec les autorités politiques, administratives et judiciaires. Dans les localités comportant une forte proportion de citoyens d'une autre langue que la langue italienne, l'enseignement de la langue maternelle sera autorisé dans les écoles publiques. Les exigences particulières des zones habitées par des populations de langue et de traditions différentes seront préservées par un régime d'autonomies locales spécial.»12

La déclaration de Parri anticipe le contenu des articles 17 et 18 du décret du lieutenant du roi n° 545 du 7 septembre 1945 ayant pour titre «Premières dispositions en faveur de l'organisation autonome et spéciale de la Vallée d'Aoste». Ce «Statut provisoire», «cette formule», basée sur l'assise territoriale et la consécration de la collectivité minoritaire,13 présente, selon Guy Héraud, certains avantages: le droit d'exercer une activité administrative et une activité législative, le contrôle sur les communes, la prérogative d'avoir des organes particuliers, différents des organs provinciaux ordinaires, la répartition des impôts avec l'Etat, le libre usage de la langue française, l'adaptation des programmes d'enseignement à la réalité locale...

Autonomie régionale —ajoute encore Héraud— c'est en effet la possession d'organes propres, dotés en certaines matières de competences exclusives. C'est l'appropriation d'un sol et de ressources. C'est l'ébauche d'une nationalité allogène, puisque le droit de l'Etat touche l'individu minoritaire au travers d'un statut collectif différencié.

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Mais l'autonomie est également exposée à des risques: l'abscence d'une véritable garantie internationale, la possibilité pour la majorité de réviser les lois qui assurent les droits de la minorité. G. Héraud en conclut: «Une autonomie insuffisante est un danger.»

Pour ce qui est de la question linguistique, les articles 17 et 18 de laPage 91loi n° 545 reprennent les concepts fondamentaux du projet Chabod. On y constate tout de même une innovation importante: la faculté donnée à des commissions mixtes de représentants du Ministère de l'Instruction Publique et du Conseil de la Vallée de déterminer les matières à enseigner en français. Il s'agit d'une disposition dejà plus avencée que celle contenue dans la proposition Chabod, même si elle se révèle contradictoire sur le plan de la parité des deux langues dans l'enseignement: l'italien et le français. Dans ce décret apparaît encore la possibilité d'adapter les programmes d'enseignement de l'Etat aux exigences locales, chose qui n'était absolument pas considérée dans les propositions de Statut de Stévenin et de Chabod. Il faut reconnaître que, s'il est vrai qu'avec l'article 18 l'Etat met une grosse hypothèque sur la formation culturelle de la minorité valdôtaine, il n'en est pas moins vrai que, sans que cela ait été proposé, la Région a du moins la possibilité de contribuer à la détermination des objectifs et des contenus de l'action éducative, pour les adapter à ses exigences.

Le décret-loi n°545 fait dire à Guy Héraud «que sur le plan administratif et scolaire est consacrée en droit l'égalité absolue des langues italienne et française. Mais —ajoute-t-il prudemment— il dépend de la population et aussi du fonctionnariat, de la traduire dans les faits, et de rétablir, si possible, la vieille primauté de la langue indigène hors de laquelle le particularisme valdôtain perd sa base la plus solide...».15

2.5. Le décret du chef provisoire de l'Etat, n° 365 du 11 novembre 1946, dicte les dispositions pour le transfert à la Région de l'administration scolaire, l'institution de la Surintendance aux Etudes et des cadres régionaux des enseignants. C'était la concrétisation d'une de ces «conditions» qu'Emile Chanoux avait indiquées comme essentielles, mais également difficiles à réaliser. Et les événements lui donneront raison. Les cadres régionaux ne seront institués, en effet que par le d.p.r. nº 861 du 31 octobre 1975.

C'est au décret n° 365 et au précédent du lieutenant du roi, n° 545, que se rattachent les propositions de statut régional préparées par le Conseil de la, Vallée en mars 1947. Elles contiennent cependant quelques innovations: à l'art. 67, dernier alinéa, elles prévoient que les administrations de l'Etat, «dans la mise en application de leurs propres attributions et de leurs propres services au sein de la Région, soient tenues à choisir et à nommer en Vallée d'Aoste, à titre de préférence, des fonctionnaires natifs de la Région ou qui connaissent la langue française»; à l'art. 71, elles établissent que «La Vallée d'Aoste puisse nommer dans les écoles régionales des enseignants de français licenciés ou ayant obtenu leurs diplômes à l'étranger, à condition que ces enseignants soient munisPage 92de titres équivalents à ceux que prescrit l'Etat». En ce qui concerne la Commission pour l'adoption des programmes aux exigences locales et pour le choix de matières à enseigner en langue française, les propositions du Conseil régional préconisent que la Commission soit paritaire, ministère et région, que l'enseignement de certaines matières en français soit, non pas «possible», mais obligatoire: «l'enseignement de matières bien précises est donné en langue française» (art. 68).

L'art. 68 encore, prévoit que «dans les communes de langue allemande de la Vallée de Gressoney, l'enseignement est également donné en langue allemande».

III

3.1. Et nous arrivons au Statut Spécial, aux articles que nous avons cités au début. Voté par l'Assemblée Constituante en 1948, après l'approbation de la Constitution de la République qui établit à l'art. 6: «La République protège par des dispositions spéciales les minorités linguistiques» et, à l'art. 116 «A la Sicile, à la Sardaigne, au Trentin-Haut Adige, au Frioul-Vénétie Julienne et à la Vallée d'Aoste sont attribuées des formes et des conditions particulières d'autonomie selon des statuts spéciaux adoptés par des lois constitutionnelles». Le Statut est loin de donner ces garanties de bilinguisme total que beaucoup y voient.

La protection des minorités «par des dispositions spéciales» prévue par la Constitution, veut à la fois tout dire et ne rien dire.

Les minorités albanaises, grecques, slaves du Midi en savent quelque chose, de même que les minorités francoprovençals ou provençales des Alpes, les minorités allemandes comme celle de Gressoney à qui il manque cette «proportion considérable» à laquelle se référait la déclaration Parri lorsqu'il indiquait, en 1945, les critères de la nouvelle politique minoritaire italienne.

On ne peut considérer la minorité valdôtaine comme parfaitement garantie quand on lit à l'article 38 du Statut: «Les administrations de l'Etat recrutent pour la Vallée d'Aoste des fonctionnaires, si possible de la Région, ou connaissant la langue française.»

Etant donné que le droit linguistique valdôtain a des limites territoriales précises, l'Etat n'étant pas bilingue, à l'intérieur de ces limites c'est un droit personnel total qui se pose. La disposition citée compromet sérieusement, étant donné que l'obligation pour les fonctionnaires des administrations d'Etat de connaître les deux langues officielles de la Région, fait défaut —l'exercicie intégral et continu de ce droit.

L'art. 39 limite aux écoles «dépendant» de la Région un nombre égal d'heures d'enseignement de la langue française et de la langue italienne, durant la semaine. L'art, 18 du d.l. n° 545 du 7 septembre 1945Page 93étendait, au contraire, cette obligation à toutes les écoles «existant» dans la Région. Cela signifie qu'on peut avoir en Vallée d'Aoste des écoles (privées) qui peuvent ignorer ce que le Statut régional établit au sujet de l'enseignement de la langue française!

3.2. Mais dans l'art. 39 est énoncé un principie encore plus grave; un principe selon lequel «certaines matières peuvent être enseignées en langue française».

Ce qui signifie que la parité, reconnue par les deux langues, au niveau de matière, ne se reflète pas automatiquement, de plein droit, sur le plan de la langue en tant qu'instrument et véhicule de l'enseignement. Or, tous ceux qui se penchent avec un certain intérêt sur les problèmes pédagogiques de l'enseignement bilingue connaissent certainement les limites que peut avoir un enseignement linguistique qui se réalise à côté du programme et non dans le programme; qui n'englobe pas tout l'univers de l'enfant, l'ensemble de ses expériences. A partir de cette exigence, il faut considérer égalment la concession prévue à l'art. 40 du Statut, d'adapter aux nécessités locales les programmes en vigueur dans l'Etat. C'est un sujet qui fait penses à la liberté du chien aussi longue que sa chaîne. La recherche pédagogique a démontré, et pas seulement pour l'éducation bilingue, toute l'absurdité des programmes préalablement organisés par les hautes et lointaines sphères, des objectifs, des contenus, voire même des méthodes et techniques reconnus et établis dans des lieux et des contextes différents de ceux où naissent et se développent les besoins d'éducation et où doivent se concrétiser les réponses correspondantes.

Elémentaires sur le plan de la réflexion pédagogique et de la planification éducative, ces conditions se heurtent aux intérêts politiques et hégémoniques des Etats. S'attendre à ce que cela ne se produise pas chez nous aussi était prétendre trop.

Nous avons, par conséquent, une diversité fondamentale entre les objectifs de l'Etat et ceux de la minorité. Ceux de l'Etat vont dans la direction d'une éducation uniforme pour toutes les régions et, par rapport au Val d'Aoste, se fondent sur l'usage prédominant de la langue italienne, surtout comme langue véhiculaire de l'enseignement et comme langue écrite, sur la limitation des matières à traiter en langue française, sur l'obligation de s'en tenir aux programmes d'enseignement en vigueur sur tout le territoire de l'Etat. Le tout, soutenu par l'hégémonie économique, administrative et bureaucratique du milieu italophone. En résumé, un bilinguisme illettré, partiel, donc de transition.

A l'opposé se placent les objectifs de la minorité valdôtaine. Ceux-ci vont dans la direction de l'irrédentisme-égalité: apprentissage de la langue française pendant toute la scolarité et son usage au même titre que l'italien comme langue d'enseignement pour foutes les matières; horaires et activités éducatives réparties d'une façon égale entre les deux langues;Page 94contenus de l'enseignement non obligatoirement liés aux programmes de l'Etat, mais axés sur la culture et la réalité valdôtaine. Intéraction entre patois francoprovençal et langue française. Non transfert formatif vers l'italien, mais bilinguisme intégral avec le français en position de relance.

3.3. Telles sont les grandes lignes du problème mises en évidence à l'art. 39 du Statut. Le Statut n'est pas l'Evangile et peut même être modifié mais, en ce moment, c'est sur ce fondement que nous essayons de traiter avec l'Etat pour trouver des solutions qui répondent aux intérêts de la communauté valdôtaine. Pour que cette confrontation ait une issue positive, il est avant tout nécessaire:

a) de refouler certaines convictions, très répandues, sur l'éducation bilingue, lesquelles, selon les cas, peuvent servir d'alibi pour ne pas faire ou pour faire dans un esprit différent de celui qui est demandé;

b) de considérer la réalité socio-linguistique et culturelle valdôtaine telle qu'elle est, et non comme on voudrait qu'elle soit. C'est un point indispensable pour n'importe quelle activité planificatrice;

c) de discerner les objectifs éducatifs réalisables:à court terme, à moyen et long terme, et prévoir les moyens pour en vérifier le développement et la justesse.

I) Les convictions à refouler concernent soit la supposition d'influences négatives de l'éducation bilingue vis à vis de la formation de la personnalité, soit l'impossibilité de réaliser cette éducation d'une façon équilibrée. Ces deux problèmes ont dejà fait l'objet de nombreuses études. Certains résultats de ces études, très significatifs, méritent d'être mis en évidence.

On dit qu'une formation bilingue nuit à la structuration de la personnalité. Oui, cela peut même se produire mais surtout, si non exclusivement, quand l'éducation bilingue est le résultat d'un apprentissage forcé qui ne tient pas compte de l'âge, des conditions de développement, des capacités de l'individu, du contexte dans lequel il vit. Je cite deux savants: Lewis Balkan et Andrée Tabouret-Keller. Le primer: «Ce n'est pas le bilinguisme mais ce sont les circonstances qui provoquent un conflit culturel qui se trouve à l'origine de la plupart des problémes présentés par bon nombre d'individus tenus pour bilingues...»16

La seconde: «Pour que le bilinguisme soit une réussite, il faut que les conditions générales de l'éducation familiale soient bonnes. Chaque fois que le bilinguisme se développe dans un milieu où il y a des problèmes d'éducation, où le climat n'est pas favorable en tous points au développementPage 95de l'enfant, il risque d'entraîner des difficultés linguistiques qui viendront s'ajouter aux autres difficultés...»17

Et, en citant Fishman: «Les chercheurs qui se sont penchés sur le problème de la personnalité des bilingues ont pu vérifier que l'inadaption des bilingues était déterminée par l'environnement et qu'elle ne résultait pas de conflits que pourrait engendrer la complexité de l'exercice du langage et de la pensée dans deux systèmes linguistiques différents...»18

La possibilité de réaliser un bilinguisme équilibré passe évidemment par la façon dont s'effectue l'approche des langues. Lewis Balkan, encore: «Le bilinguisme équilibré implique pour l'individu d'avoir vécu une partie importante de son développement dans le contexte de chaque langue.» Non pas impossible, donc, mais lié à «la mise en place continue, pendant les années de formation, d'expériences linguistiques qui deviennent graduellement des instruments qui traduisent la pensée et expriment les états émotifs fidèlement tant dans l'une que dans l'autre langue.»19

II) En ce qui concerne le deuxième point: la réalité socio-linguistique et culturelle de la vallée d'Aoste on peut la situer s'agissant d'un phénomène assez complexe, «dans une condition de vaste assimilation linguistique au profit de l'italien et au sein d'un processus discontinu de transformation culturelle». Telle la définition assez réaliste, donc partageable, de Chantai Saint Blancat.20 Il s'agit tout de même d'un processus qui est favorisé par une forte tendance, parfois inconsciente, de la minorité valdôtaine à se conformer à ces modèles socio-culturels et linguistiques, estimé plus prestigieux, expression de la culture italienne. Ce comportement est particulièrement répandu à l'école, et, dans de nombreaux cas, c'est l'école qui le renforce. Les réponses à cette tendance se concrétisent dans le monde valdôtain en général (et pas seulement. dans sa couche paysanne comme quelqu'un de bien intentionné a voulu voir), à travers le patois. Mais voilà, c'est une situation qui a deux volets: un positif et un négatif. ...

Le volet positif est que le patois continue à être (et c'est un fait très important) l'élément autour duquel se coagule l'identité et l'apparte-nence valdôtaine. C'est un fait d'autant plus significatif qu'il est l'expression d'une culture, d'une façon, comme nous l'avons dit, de percevoir et de vivre le monde.

L'aspect négatif vient du fait que l'on ne se rend pas compte quePage 96cette façon particulière de percevoir le monde et de l'exprimer se rattache au inonde culturel francophone et que, en même temps, si on n'arrive pas à redonner au français sa fonction de référent de la culture valdôtaine, celle-ci risque, par les pressions socio-culturelles auxquelles elle est soumise, de tomber dans la folklorisation la plus complète.

Pour éviter ces dangers, il est indispensable, d'un côté, d'axer les programmes d'enseignement sur la civilisation valdôtaine et, de l'autre, de faire de cette civilisation le point de départ d'une «tradition publique» dans laquelle la langue et la culture française soient les éléments de rencontre entre Je groupe valdôtain et les groupes d'une autre culture. Pour ces derniers il s'agît évidemment d'un processus de relativisation de leur propre culture par rapport aux systèmes de valeurs, aux sollicitations culturelles, linguistiques et sociales du milieu valdôtain. C'est un processus qui peut, si certaines conditions se produisent, déboucher sur le copartage avant et sur l'identification ensuite. C'est au groupe valdôtain de jouer sur le plan linguistique et culturel le rôle de groupe référentiel.

Il ne faut pas oublier, à ce propos, qu'on aspire à s'identifier à un groupe, en assumer les systèmes de valeurs et les comportements quand on en reconnaît la supériorité et le prestige.

m) L'objectif général, à long terme, de l'éducation bilingue de la minorité valdôtaine, ne peut ignorer ce qui vient d'être dit. Donc: éducation bilingue visant à restituer à la langue française la fonction de pivot de l'identité ethnique et linguistique valdôtaine et à mobiliser vers cette identité tous les membres de la communauté régionale. Les objectifs intermédiaires qui en découlent se rapportent nécessairement aux divers âges et aux différentes expériences linguistiques des destinataires de l'éducation et des différents types d'école qu'ils fréquentent: l'école maternelle, l'école primaire et l'école moyenne, l'école supérieure. Les trois premières, auxquelles accèdent tous les élèves, ont un rôle fondamental et, dans la continuité qui existe (ou qui devrait exister) entre les unes et les autres, la première surtout.

L'objectif de l'école maternelle réside dans la continuité entre l'expérience linguistique familiale et l'expérience scolaire. Ici, le rapport entre objectifcs, contenus et méthodes est très étroit. L'apprentissage des deux langues doit s'y produire d'une façon non conceptuelle, mais simultanée et parallèle.

Tout en différant d'un groupe à l'autre (pour le groupe valdôtain elles ont, par rapport au français, un caractère plus intrinsèque) les motivations à l'apprentissage de chacune des deux langues ont leur ressort dans le milieu. En paraphrasant une énonciation de Mackey sur le bilinguisme et le biculturalisme on peut dire que «pour que Pierre parle le français aussi bien que l'italien, mais que le comportement de Pierre tienne plus du type valdôtain-francophone», il est indispensable que l'école crée pourPage 97lui des situations d'apprentissage et de vie par lesquelles il lui soit possible d'acquérir «l'univers de parole» propre du contexte social et culturel valdôtain et d'en faire le treillis à travers lequel voir et vivre le monde. Manthner écrivait, il y a soixante dix ans: «Si Aristote avait parlé le chinois ou le dakotan (une langue de groupe sioux) il aurait adopté une logique tout à fait différente, ou en tout cas une autre théorie des catégories»21

Les objectifs de l'école maternelle ont une continuation dans le premier cycle de l'école primaire où cependant, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture doit avoir la même importance dans les deux langues. La première discrimination entre les langues se produit justement, en situation de bilinguisme, au niveau de langue parlée et de langue écrite. Encore: si c'est dans la phase égocentrique (premier cycle de l'école primaire) selon Vigotsky, que le langage social et extérieur devient langage intérieur et, par conséquent pensé, on comprend non seulement l'influence de l'école maternelle, avant, et de l'école primaire, ensuite, sur la formation linguistique de l'enfant, mais on comprend aussi le poids déterminant qui a sur cette formation, le partour linguistique et culturel. Et là, a côté des objectifs de l'école se posent, en intéraction avec elle, de vastes objectifs d'activation culturelle, au sens valdôtain et francophone, de la communauté régionale dans son ensemble. Ensuite, au niveau du deuxième cycle de l'école primaire et au cours de l'école moyenne, l'objectif est celui d'un apprentissage de plus en plus axé sur le développement de la compétence communicative: savoir écouter, savoir parler, savoir lire, savoir écrire. Et cela pour que chaque élève puisse:

— approfondir l'expérience de son milieu et de soi;

— développer les rapports interpersonnels et sociaux, les connaissances logiques, scientifiques, historiques;

— enrichir les connaissances sur la structuration logique de la langue, les sens de son évolution dans le temps, la valeur de ses origines et de ses issues culturelles;

— prendre conscience du patrimoine culturel valdôtain, l'ouvrir et le relier à celui du monde francophone et européen.

Dans l'école moyenne, pour se développer et pour devenir un fait naturel dans l'école supérieure, l'approfondissement des problèmes historiques, culturels, sociaux et économiques de la Vallée d'Aoste, liés à ceux des pays voisins et de l'Europe, est un objectif autant dire, logique et conséquent. A ce point là, pourtant, à tous les niveaux d'apprentissage, d'étude et de recherche, de l'école primaire à l'école supérieure, la parité des deux langues, en tant que langues instrumentales de l'éducation, est un fait acquis,Page 98et la répartition de leur usage n'a de sens qu'au sein de la planification dans les différentes écoles.

Ce sont des problèmes qui demandent des approfondissements poussés, l'apport de sciences différentes: de la psychologie à la linguistique, de l'anthropologie à la pédagogie, à la sociologie. Ce sont des problèmes qui réclament aussi des décisions appropriées, voire courageuses, sus les plans politiques, institutionnel et de l'organisation scolaire. Certaines conditions peuvent, en ce moment, faciliter ces démarches. D'un côté le règlement d'application du Statut spécial pour la Vallée d'Aoste, contenu dans la loi n° 196 du 16 mai 1978; de l'autre l'institution de Vallée d'Aoste, par la loi régionale du 25 août 1980, d'un Institut régional de recherche, expérimentation et recyclage éducatifs. Le premier, en application de l'art. 40 du Statut, établit qu'il revient à la Région d'approuver et de rendre exécutives les adaptations des programmes de l'Etat aux exigences locales, ainsi que la répartition des matières à enseigner en français, proposées par le Conseil scolaire régional, après avoir entendu la Commission mixte dont on a parlé à plusieurs reprises; le deuxième, l'irrsae, à ne pas considérer comme un lieu de satisfaction de tous les désirs ou comme la panacée de toutes les difficultés de l'école (et ce phénomène est déjà en cours), constitue, sans aucun doute, un moyen utile pour l'étude, entre autres, des problèmes d'éducation bilingue, de la formation des enseignants qui doivent contribuer à la réalisation de cette éducation. Nous sommes certainement arrivés à un tournant décisif pour l'avenir de la minorité ethnique et linguistique valdôtaine. Deux dangers en particulier continueront à l'assaillir: les pressions de centralisation et d'assimilation extérieures, l'utopie interne des solutions immédiates et radicales.

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* Aquest treball forma part de les actes del seminari L'éducation bilingue dans l'école vddôtaine: conditions, problèmes et perspectives, Aosta, Bibliotheque valdôtaine publicat per l'Administraciô régional de la Vall d'Aosta, Tipo-offset Musumeci, 1982, i el reproduïm amb la correspondit autorització.

[1] Lin Colliard, Précis d'histoire valdôtaine, Aoste, Imprimerie valdôtaine, 1980, p. 7.

[2] A. Brun, Recherches historiques sur l'introduction du français dans les provinces du Midi, Paris, 1923, pp. 89-90.

[3] Piero Fiorelli: Il diritto linguistico valdostana —in Augusta Praetoria— Revue valdôtaine de culture régionale - Aoeste Avril-Juin 1949, n. 2, p. 74.

[4] A. F. Brunot, Histoire de la langue française, vol. II, Paris, 1906, p. 31.

[5] Définition adoptée par l'évêque d'Aoste Pierre Philibert Bailly dans une pétition au Pape Alexandre VII en 1661.

[6] F. A, et C. Duboin, Raccolta per ordine di materie délle leggi, editti, manijesti, ecc, pubblicati dal principio dell'anno 1681 all'8 dicembre 1798 sollo il felicissimo do-minio délia Real Casa di Savoia, Torino 1818, 1868, T. V., pp. 844-845.

[7] Assemblée des Etats généraux du 12 janvier 1573, Historia patrial monuments, vol. XV, col. 119.

[8] Piero Fiorelli, op. cit., p. 81.

[9] Voir G. Maranini, Le origini dello Statuto Albertino, Firenze, 1926, p. 227.

[10] Lettre de l'abbé J. Trèves à l'abbé P. Gortet du 20 juillet 1931.

[11] Voir: Emile Chanoux, Fédéralisme et autonomie, Ed. itla - Aoste, 1960, pp. 32, 33, 34.

[12] Piero Fiorelli, op. cit., p. 143.

[13] Guy Héraud, L'autonomie de la Vallée d'Aoste dans la politique et le droit contemporain des minorités nationales. Librairie du Rucueil Sirey, 1948, p. 29.

[14] Guy Hérau», op. cit., p. 29.

[15] Guy Héraud, op. cit., p. 22.

[16] Lewis Balkan, Les effets du bilinguisme français-anglais sur les aptitudes intellectuelles —aimav— Bruxelles, 1970, p. 45.

[17] A. Tabouret-Keller, Vrais et faux problèmes du bilinguisme, dans M. Cohen et al. Etudes sur le langage de l'enfant, Paris, Les éditions du Scarabé, 1962, p. 185.

[18] A. Tabouret-Keller, Incidences psychologiques du bilinguisme, dans Journées d'études langues vivantes - Mons 27 octobre 1962, p. 102.

[19] Voir L. Balkan, op. cit., p. 62.

[20] Chantai Saint Blancat, Trasformazione linguistica e culturelle della minoranza valdostana, Aosta, Imprimerie Duc, 1979, p. 122.

[21] Voir L. Balkan, op. cit., note 4, p. 43.

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