La contestation judiciaire de la politique linguistique du Québec en matière de langue d’enseignement

AutorJosé Woehrling
CargoProfesseur titulaire de droit public, Université de Montréal
Páginas101-104

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[I] Introduction

Les origines de l’actuelle politique linguistique québécoise remontent aux années 1960. À cette époque, l’on avait constaté certaines réalités fort inquiétantes pour les Québécois francophones. D’une part, les immigrants «allophones» (c’est-à-dire qui ne parlaient ni l’anglais ni le français) envoyaient majoritairement leurs enfants à l’école anglaise plutôt qu’à l’école française. Comme le taux de natalité des Québécois francophones commençait à baisser considérablement à la même époque, la situation majoritaire des francophones se serait trouvée menacée à long terme si ces tendances avaient perduré. D’autre part, le français occupait une position subordonnée à celle de l’anglais dans la vie économique et sociale. À partir de ces constatations, le premier objectif de la politique linguistique sera de ramener les enfants des immigrants à l’école française; le deuxième consistera à rehausser le prestige et l’utilité de la langue française dans la vie économique et sociale, de façon à inciter les non-francophones à l’utiliser, pour qu’elle devienne la «langue commune» (ou langue de contact) entre la ma-Page 102jorité francophone et les non-francophones. Ces deux objectifs ont été poursuivis de façon plus ou moins systématique et cohérente par tous les gouvernements qui se sont succédé au Québec depuis 1970: le gouvernement du Parti libéral (fédéraliste) a fait adopter en 1974 la Loi sur la langue officielle; le gouvernement du Parti québécois (souverainiste) a fait voter en 1977 la Charte de la langue française (ou «Loi 101»). D’une loi à l’autre, les buts sont restés les mêmes, mais les moyens ont évolué: la Loi 101 est plus ambitieuse dans son champ d’action et plus rigoureuse dans ses moyens.

La Loi 101 régit le statut des langues dans trois secteurs principaux: les institutions politiques et administratives provinciales; le secteur économique; l’éducation publique. Dans ces trois domaines, la loi a pour objectif de rehausser le statut du français et, pour y parvenir, elle limite les droits traditionnels des anglophones. Cela, parce que l’on a constaté que les deux langues étaient en situation de conflit et si on laissait s’exercer librement la concurrence entre elles, l’anglais maintiendrait le français dans une position d’infériorité. Les architectes de la politique linguistique québécoise ont par conséquent jugé que pour renforcer le français, il fallait le faire bénéficier légalement d’un rôle prépondérant —voire exclusif— dans certains domaines. La loi impose donc l’usage du français, généralement en permettant également l’usage d’autres langues, beaucoup plus rarement en interdisant celui-ci. Elle restreint par conséquent la liberté linguistique individuelle. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait souvent été attaquée sur le fondement des textes constitutionnels ou internationaux qui protègent les droits et libertés. Dans chacun de ses trois grands secteurs, la politique linguistique québécoise a été partiellement battue en brèche: un certain nombre de dispositions de la Loi 101 ont été invalidées par les tribunaux comme incompatibles avec la Constitution canadienne.

Dans le domaine de l’enseignement, l’objectif de la Loi 101 était à l’origine de limiter l’accès à l’école publique anglaise aux enfants de la minorité anglo-québécoise «de souche». Dans ce but, on avait inscrit à l’article 73 de la Charte de la langue française une règle communément appelée «clause Québec», selon laquelle n’étaient admissibles à l’école publique anglaise —primaire et secondaire— que les enfants dont l’un des parents avait lui même reçu, au Québec, son enseignement primaire en anglais, ainsi que les frères et sœurs cadets de ces enfants. En pratique, cette règle avait pour effet d’exclure trois catégories de personnes: a) les immigrants, y compris ceux dont la langue maternelle ou usuelle est l’anglais; b) les francophones; c) les Canadiens d’autres provinces venant s’établir au Québec, à moins qu’une entente de réciprocité n’ait été conclue entre le Québec et leur province d’origine ou que celle-ci n’offre des services comparables aux fran-Page 103cophones y résidant. Cette dernière conséquence a immédiatement été considérée comme inacceptable par les autorités fédérales, qui ont jugé qu’elle était incompatible avec le principe de libre circulation et de libre établissement qui est à la base du fédéralisme. Cependant, à l’époque où la Loi 101 a été adoptée, rien dans la Constitution canadienne de 1867 ne s’opposait à ce genre de législation. Comme le gouvernement fédéral ne pouvait s’appuyer sur la Constitution existante pour faire invalider la «clause Québec», il fit adopter en 1982, avec l’accord des neuf autres provinces et contre l’opposition du gouvernement québécois, une nouvelle loi constitutionnelle dans laquelle figurait une disposition expressément conçue pour contrecarrer la Charte de la langue française. L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés établit les critères d’admissibilité aux droits à l’instruction dans la langue de la minorité. Un de ces critères, appelé «clause Canada», consiste à reconnaître le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité (donc à l’enseignement en anglais au Québec) aux enfants dont l’un des parents a reçu son enseignement primaire dans cette langue au Canada. Cette disposition permet donc aux Canadiens des autres provinces qui s’établissent au Québec d’envoyer leurs enfants à l’école publique de langue anglaise. C’est dans cette mesure que l’article 23 de la Charte canadienne entrait en conflit avec l’article 73 de la Loi 101. Deux ans plus tard, la Cour suprême déclarait la clause Québec inopérante.

Mais cela n’a rien changé au fait que les immigrants, d’où qu’ils viennent, et les Québécois francophones, doivent envoyer leurs enfants à l’école publique de langue française. De ce point de vue, la Loi 101 continue d’atteindre son but. Cependant, on se rend compte que la fréquentation de l’école de langue française n’est peut-être pas suffisante pour franciser durablement les immigrants. En effet, ceux-ci s’établissent en très grande majorité à Montréal et la proportion des élèves allophones est devenue suffisamment importante dans certaines écoles de langue française de la métropole pour faire perdre à celles-ci leur capacité d’intégration des nouveaux arrivants. Cette situation est le résultat non seulement des niveaux élevés d’immigration pratiqués dans les années récentes, mais également d’un phénomène d’exode massif des classes moyennes francophones vers les banlieues. Par ailleurs, la francisation des immigrants dépend également beaucoup de leur insertion dans les activités économiques; or, dans la région métropolitaine de Montréal celles-ci continuent en bonne partie de se dérouler en anglais. Par conséquent, beaucoup considèrent que la bataille du français n’est pas encore complètement gagnée à Montréal. Or c’est là que se jouera principalement l’avenir linguistique et culturel de la société québécoise tout entière.

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Les principales doléances exprimées par les anglophones du Québec contre la politique linguistique québécoise en matière d’enseignement portent évidemment sur les règles d’accès aux écoles publiques de langue anglaise. La population de ces écoles a diminué de façon notable depuis 1977 pour trois raisons conjuguées: le taux de natalité des anglophones est très bas (comme celui des francophones); un nombre considérable de Québécois anglophones ont quitté et continuent de quitter chaque année le Québec à destination du Canada anglais, pour des raisons d’ordre économique et politique; enfin, à cause de la Loi 101, la population scolaire anglophone ne peut plus se maintenir ou augmenter grâce à l’apport des immigrants. Le danger est qu’au delà d’un certain seuil, le petit nombre de la population scolaire anglophone ne justifie plus la prestation de certains services. Les anglophones voudraient donc que la politique linguistique soit modifiée pour élargir l’accès à l’école anglaise. Les plus modérés demandent que les écoles de langue anglaise puissent accueillir les enfants des immigrants anglophones venant du monde entier; les plus radicaux réclament le retour au libre choix pour tous, immigrants et francophones compris. Certains cherchaient à parvenir à ce but en invoquant la clause «d’unité familiale» prévue au paragraphe 23 (2) de la Charte canadienne dans l’affaire Solski-Casimir ou encore en invoquant le droit à l’égalité garanti par l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec dans l’affaire Gosselin.

C’est dans ce contexte, alors que la décision de la Cour d’appel du Québec dans chacune de ces deux affaires était en appel devant la Cour suprême du Canada, que le Conseil supérieur de la langue française nous a demandé de rédiger un document de réflexion destiné à identifier et à analyser les différentes positions susceptibles d’être adoptées par la Cour suprême. La Cour a rendu ses décisions dans les deux affaires le 31 mars 2005 et le Conseil nous a demandé d’en faire une analyse.1 À la demande du Professeur Antoni Milian-Massana et avec l’autorisation du Conseil supérieur de la langue française, les deux études sont présentées ci-dessous aux lecteurs de la revue Llengua i Dret.2

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[1] On trouvera le texte des deux décisions, en français et en anglais, à la page Internet suivante: .

[2] Pour d’autres développements sur la politique linguistique du Québec, ainsi que celle des autorités fédérales canadiennes et des autres provinces du Canada, voir: José Woehrling, «La cohabitation linguistique au Canada: les politiques linguistiques du Québec, de l’État fédéral canadien et des provinces anglophones», (2004) 69, Revista Vasca de Administración Pública, p. 315-345; dans ce numéro de la revue on trouve également une traduction du même texte en espagnol: «La cohabitación lingüística en Canadá: las políticas lingüísticas de Québec, del Estado federal canadiense y de las provincias anglófonas», p. 491-522.

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