Les débuts de la codification. Trois grands foyers: Europe centrale, atlantique et transatlantique (1750-1804)

AutorM. Bernardino Bravo Lira
CargoProfesseurà l Universitá du Chili (Santiago)
Páginas897-917

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Le lieu où prend place ce congrès ne saurait être plus évocateur. Nous sommes venus à Paris depuis les diverses extrémités du monde pour commémorer le bicentenaire du code civil précisément dans le lieu même où il fut conçu. C'est près d'ici que l'infatigable Cambacérès a travaillé sur ses trois projets successifs et que, sous la présidence de Tronchet, quatre éminents juristes ont donné sa forme finale au texte actuel.

Mais cet événement n'a été qu'un chapitre au sein du mouvement codificateur. Preuve en est que cette année, nous commémorons également le bicentenaire du code pénal d'Autriche, promulgué en 1803, à peine quelques mois avant le code civil français. Cette circonstance nous offre une excellente occasion pour tenter une vision d'ensemble, c'est-à-dire pour un examen des environnements spatiaux, temporels et spirituels de la codification.

Dans les étroites limites qui nous sont offertes pour cet exposé, nous nous arrêterons sur ses points et ses figures centrales.

L'état de la matière

La bibliographie semble osciller entre deux extrêmes. D'un côté, on étudie le mouvement codificateur par pays, c'est-à-dire dans un cadre national ou, au Page 898plus, par secteurs juridiques, comme le droit privé 1ou le droit pénal 2, alors que, de l'autre côté, on la regarde à la manière de von Ihering 3comme une étape dans l'histoire universelle du droit 4.

Il ne faut pas se leurrer. Sa portée est plus vaste que l'échelle des pays, mais plus limitée que celle du monde. Pour commencer, la plus grande partie de la planète a vécu et vit en marge de la codification, les uns parce qu'ils n'ont pas besoin d'elle pour être des pays modernes, comme le sont ceux de common law, et les autres parce qu'ils connaissent à peine le droit écrit, comme c'est le cas pour de nombreux peuples asiatiques et africains et que, par conséquent, les seuls codes qu'ils connaissent sont importés ou imités d'Europe 5.

La raison en est très simple. Les Lumières ont provoqué une véritable mutation dans la notion de code. Depuis l'époque romaine jusqu'à celle du baroque, on entendait par ce terme un livre de droit destiné à fixer celui-ci en vue de renforcer son caractère existant et de faciliter le travail du juge 6. Les Page 899 Lumières ont porté le droit écrit aux nues et ont prescrit que les codes, par dessus toute autre chose, fussent élaborés par les juristes ou institués par les coutumes 7. Ce faisant, on ne pouvait que réduire le rôle du juge, selon l'expression de Montesquieu, à être ´la bouche qui prononce les paroles de la loiª 8.

Il faut se rendre à l'évidence: ce phénomène ne s'est réalisé qu'en Europe continentale et en Iberoamérique. La codification et le droit codifié sont une exception dans l'histoire. Comme telle, ses contours sont parfaitement précis. Du point de vue de l'espace, elle se réduit à l'Europe continentale et à l'Amérique hispanique. Dans le temps, elle dure deux siècles, ceux des

Lumières, depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu'à la moitié du XXe. Par la suite, il se produit ce que Morin a dénoncé comme une ´révolte des faits contre le codeª, que nous appelons décodification 9.

Essor, apogée et agonie de la codification

Les deux codes dont nous célébrons le bicentenaire s'inscrivent dans ce cadre. Ils constituent un événement marquant qui sépare trois étapes dans l'histoire de la codification que l'on peut décomposer en trois temps, comme l'a fait Wieacker il y a près d'un demi-siècle: le surgissement, la floraison et la crise 10. Ces étapes coïncident avec l'essor, l'apogée et l'agonie des Lumières 11. Page 900

Ce cycle n'est pas seulement valable pour l'Europe, puisqu'il inclut également deux droits européens -espagnol et portugais- dont la codification s'est effectuée parallèlement des deux côtés de l'Atlantique 12. Sur ce dernier point, il vaut la peine d'ajouter que les textes les plus aboutis proviennent du Nouveau Monde: le code pénal du Brésil 13et le code civil du Chili 14.

Chronologiquement, la première étape correspond au demi-siècle antérieur aux grands modèles (1750-1804); la seconde couvre tout le XIXe siècle (1804-1917) et coïncide avec son rayonnement mondial qui culmine par l'adoption des codes civils d'Allemagne, de Suisse et du Brésil, ainsi qu'avec le codex iuris canonici. A partir d'alors commence la troisième phase (dès 1917) qui est celle du reflux de l'esprit des Lumières et du droit national codifié avec, en contrepartie, l'éclosion d'une décodification.

Ces pages sont dédiées avant tout à la première étape. Dans les limites qui nous sont imposées, nous nous concentrerons sur trois grands foyers du mouvement codificateur, sur quelques uns de ses caractères les plus éminents, ainsi que sur l'esprit qui l'anime. Les omissions sont naturellement inévitables. Parmi tant d'autres, on mentionnera seulement, à titre d'exemples, certains juristes et quelques tendances.

Ces foyers ou régions sont l'Europe centrale, y compris la Bavière, berceau de la codification, la Prusse et l'Autriche, qui en sont les principaux centres, ainsi que la Toscane. Dans les autres Etats italiens, des réformes furent menées, dont certaines ont été largement célébrées, comme l'obligation de motiver les sentences à Naples, mais celles-ci ne constituaient pas encore des codifications. Ensuite, on trouve le monde hispanique, qui étendu des deux côtés de l'Atlantique, de l'Espagne et du Portugal jusqu'en Iberoamérique et aux Philippines, l'on peut regarder comme une sorte d'Europe transatlantique. Finalement -sans que son importance soit moindre- on trouve la zone française d'où proviennent les cinq codes qui ont atteint une immense diffusion au XIXe siècle.

I Europe centrale, codes de droit territorial

L'Europe centrale est dominée par des monarchies multiples, composées de royaumes et de territoires distincts mais unis de manière permanente sous une même maison régnante. Dans cette région, le mouvement codificateur est lié à l'objectif de transformer cette unité politique en une unité juridique. Les grands obstacles qui s'opposaient à l'implantation d'un droit territorial unique étaient, d'une part, le ius commune cultivé dans les universités et dont Page 901 l'influence universelle dépassait le territoire et, d'autre part, les particularismes découlant de la multitude de droits propres de chaque territoire, ville, région, pays, qui étaient défendus par les ordres sociaux et leurs assemblées 15.

C'est ainsi qu'on explique la répercussion en chaîne en Bavière et en Autriche du projet prussien de 1749 de former un corpus iuris fredericiani. Il s'agissait de former ´un droit territorial fondé sur la raison et les droits du pays et sur le droit romain dans son ordre naturel et systématique, selon les trois objets du droitª 16. On relève là l'influence du français Domat (1625-1692) qui est également à l'origine de la codification française au travers de son plaidoyer vieux de plus d'un demi-siècle en faveur de l'ordre naturel et systématique des lois 17.

I La Bavière, Berceau de la codification

Le premier à se lancer dans cette entreprise fut Kreittmayr (1705-1790) en Bavière 18. En cinq ans, il rédigea trois codes: un code pénal, un code de procédure civile et un code civil. Ces textes sont relativement brefs. Par contre, les notes qu'il publia pour leur enseignement remplissaient plusieurs volumes et contenaient un matériel extrêmement riche permettant d'en connaître les fondements 19.

Ce qu'ils ne disent pas -ce qui a déconcerté les lettrés-, ce sont les raisons pour lesquelles ces codes reconnaissent la validité tant des droits particuliers que du ius commune. L'explication, propre à ces moments initiaux de la codification, semble résider dans le fait que l'électeur de Bavière n'avait pas l'autorité pour modifier le droit en vigueur par lui-même, sans le consentement des ordres sociaux. Face à cette situation, son chancelier semble avoir choisi de Page 902 donner à la codification l'apparence d'une révision supplémentaire du droit en vigueur bien que, de fait, elle constituait un texte nouveau. Ainsi, par exemple, le titre du codex maximilianeus bavarici civilis était complété par la phrase neuverbessert und ergänstz Chur-Bayerisches Landrecht, soit: droit territorial de l'électorat de Bavière nouvellement corrigé et complété. En tout cas, le décret promulgatoire ne laisse aucun doute. Il déroge à tous les droits, statuts et coutumes anciennes.

Kreittmayr s'arrange d'une manière semblable avec l'Eglise. Il partage les tendances des Lumières de restreindre le pouvoir de l'Eglise sur le territoire. Mais cela ne signifie pas qu'il ignore leur origine divine. Il dit du Pape, par exemple, qu'il est ´le dignitaire suprême de la hiérarchie catholique, comme Vicaire du Christ sur la terre et tête visible de l'Egliseª 20. Cette attitude est propres aux Lumières catholiques dont la critique et la réforme sont dirigées contre les abus nés de la crédulité et de la discipline, mais non pas contre la Révélation et le sacré 21.

La Prusse et le code général et commun, Allgemeine Landrecht

Le processus de codification en Prusse fut différent. Dès le début, on y travailla à former un code général, pour toutes les branches du droit et pour tous les territoires et populations, qui recouvre toutes sortes de matières, depuis l'ordre politique jusqu'au privé 22.

Nous avons déjà évoqué l'objectif fondamental de former ´un droit territorial allemandª. Les travaux durèrent très longtemps. Ils ne commencèrent à avancer qu'en 1780...

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