Valido et prime minister: les exemples D'olivares et de Walpole

AutorJacques Bouineau
Páginas179-198

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Même si les mémoires du cardinal et son Testament Politique sont dans une large mesure l’œuvre de tiers, on peut les considérer comme l’expression de ses propres idées et de l’image qu’il souhaitait transmettre de lui-même à la postérité. Par contraste, l’apologie du comte-duc se limite au Nicandro; importante mais courte pièce de circonstance

1.

John Elliott fait cette remarque dans les toutes premières pages de son Richelieu et Olivares2qui a constitué le point de départ de notre réflexion. L’exceptionnelle qualité de ce travail d’analyse comparative nous a en effet incité à explorer, dans la même veine, une autre voie.

Pourquoi cela - Quand il écrit son livre (1984), John Elliott note que les Espagnols n’ont, de fait, consacré qu’une biographie à Olivares (celle de Marañon - 19363), alors que Richelieu a fait l’objet de beaucoup de livres4. Il nous semble que cela s’explique parce que les Français sont rétifs à l’autorité, mais qu’ils vénèrent les grands hommes décédés. En revanche, les Anglais se rapprochent des Espagnols, et les biographies concernant Walpole ne sont pas légion. On dispose d’une sorte de pendant au Marañon d’Olivares, c’est le Jeremy Black concernant Walpole, qui présente le personnage de manière très laudative au sein d’une analyse tournée vers le triomphe britannique mondial5.

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John Elliott, qui pèche par excès de modestie6tant son ouvrage apporte à l’histoire comparative, nous a donc conduit à oser un nouveau regard, celui qui consiste à tenter de comprendre de l’intérieur les deux manières de faire d’Olivares et de Walpole. En effet, il n’existe pas entre l’Espagne et l’Angleterre les différences de nature qui opposent la France de Richelieu et l’Espagne d’Olivares, telles que John Elliott les souligne à juste titre7, même s’il existe des différences substantielles, nous le verrons.

Nous nous proposons donc de mener une analyse d’histoire européenne des institutions, qui consiste à mettre en regard l’action politique des deux hommes par rapport à un environnement culturel différent8. C’est-à-dire non pas à traiter, comme l’a fait John Elliott, deux hommes ayant vécu à la même époque, possédant des similitudes et des différences dans le comportement, sans s’interroger outre mesure sur la spécificité des contextes juridiques dans lesquels ils évoluent, mais à mettre en avant un regard à la fois plus juridique et plus intérieur. Il ne s’agit pas de comparer, mais de cerner et de sentir.

Parce que nous sommes juriste, nous partirons donc d’un paysage juridique: qu’est-ce que l’Espagne du XVIIe ? Qu’est-ce que l’Angleterre du XVIIIe ?

Après avoir connu une intégration forcée à la suite du mariage de Ferdinand et d’Isabelle en 1469, l’Espagne passe du mythe à l’illusion. «Jusqu’à l’arrivée des Bourbons, chaque royaume constitutif des Espagnes est considéré comme une entité distincte, dotée d’institutions propres. Le royaume de Grenade est incorporé à la Castille, mais les royaumes de Castille et d’Aragon restent dis-

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tincts9, en dépit de l’union dynastique. Il n’est pas abusif de parler de fédération des Espagnes, car la nation se pense représentée par les institutions régionales, lesquelles sont unies par un même souverain, qui impulse une politique extérieure commune»10. Ecartelée entre le souvenir magnifié de la reconquête, l’ivresse des espaces américains et l’Empire universel dans lequel Charles Quint l’a embarquée pour un temps, l’Espagne des Habsbourgs peine à transformer son mythe unitaire en réalité opérationnelle. Le XVIIe siècle enchaîne les difficultés et le pari d’Olivares consiste à tenter d’imposer un roi à la tête d’un espace qui tolère tout au plus un maître de ballet.

Voilà qui est peut-être de même nature que ce qui se passe dans de l’Angleterre du XVIIIe siècle, celle qui, dans la foulée de la Glorious Revolution, voit triompher l’aristocratie. Certes, ici, le roi est encore plus muselé que ne l’avaient été Philippe III ou Philippe IV d’Espagne et Walpole est d’une arrogance envers tout ce qui n’est pas lui qui ne ressemble en rien à la cautèle d’Olivares face à son souverain. La différence est là: Olivares fait tout pour renforcer l’autorité du roi –sans oublier ses intérêts sans doute –, Walpole raisonne et résonne avec fatuité. Les manœuvres frauduleuses de l’un et de l’autre ne servent pas le même but, mais ils sont l’un et l’autre typiques de leur temps au point d’en apparaître comme la caricature.

Pour demeurer juriste, nous définirons ensuite ce qu’est un Valido et un Prime Minister.

Le Valido assiste le roi. Il est un homme de confiance, puisqu’il prend de nombreuses décisions administratives sans consulter le roi. Il seconde le pouvoir royal, mais aucun de ceux11qui ont occupé la fonction ne l’ont théorisée, contrairement à ce que Richelieu a pu faire en France dans son Testament politique. Et pourtant, Olivares assigne à son maître une place éminente: la première dans une Europe qui serait unie sous son égide. Mais Olivares s’illustre principalement dans l’action concrète, celle qui vise à réduire les oppositions structurelles à la monarchie, et au premier chef de celles-ci: les fueros. Nous sommes néanmoins dans le cadre d’une action politique animée par une vision du pouvoir.

Le Prime Minister anglais –dont on dit12que Walpole a été le premier, même si cela est contesté, nous le verrons– n’agit pas, dans la personne de Walpole en tout cas, au nom d’une hypothétique res publica. Il met au contraire en œuvre une politique purement empirique qui consiste à asseoir sa place, favoriser ses

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amis et balayer avec morgue ce qui le gêne. Le roi n’est à ses yeux qu’un personnage qu’il convient de neutraliser, et telle est bien d’ailleurs la raison qui le pousse à augmenter la pension de l’inoffensif George II afin de le garder sur le trône. Cynisme et corruption.

La similitude des rôles n’entraîne en rien une similarité institutionnelle. Olivares est tout pénétré d’une idée de sa fonction; Walpole d’une certitude de sa puissance. Ici, donc, se séparent l’histoire comparative et l’histoire européenne des institutions.

Quelle méthode allons-nous donc mettre en œuvre pour mener à bien notre analyse ? Elle se trouve induite par les deux personnages en face desquels nous nous trouvons. Si tout semble les séparer (la culture et l’époque), ils ont néanmoins en commun deux points fondamentaux: ils assument une fonction équivalente au niveau de leurs royaumes respectifs, d’une part et d’autre part, dans le cadre de ces fonctions, ils ont tous les deux été attaqués et ont présenté une défense écrite. De cette double ressemblance, nous tirons l’articulation de notre plan: nous nous proposons en effet de traiter d’abord de ces hommes au sein de leur fonction (I) et ensuite d’examiner leur système de défense (II).

Pour parvenir à cette fin, nous avons consulté la bibliographie13générale et spécialisée à propos d’Olivares et de Walpole, mais nous avons aussi lu un certain nombre d’écrits des deux hommes, et principalement les pièces maîtresses de leur système de défense: le Nicandro pour Olivares et pour Walpole, Some Considerations Concerning The Publick Funds, The Publick Revenues, and The Annual Supplies, Granted by Parliament. Occasion’d by a late Pamphlet, intitled, An Enqiury into the Conduct of our Domestick Affairs, from the Year 1721, to Christmas 1733. En toile de fond pour ces deux ouvrages, nous chercherons la place que tient l’Antiquité dans l’argumentation. L’Antiquité apparaît en effet souvent comme une référence légitimante de l’action politique à l’époque moderne; il est donc pertinent de voir l’utilisation qu’en font l’un et l’autre.

Notre objectif, on le voit, est donc double. Il s’agit d’une part de mesurer l’impact politique de la référence à l’Antiquité, comme nous l’avons fait à de nombreuses reprises, mais d’autre part de fournir un nouvel exemple de réflexion dans une direction nouvelle, l’histoire européenne des institutions.

I Les hommes

Deux contextes, deux époques, deux profils: Olivares et Walpole ne se ressemblent pas. Une même position dans l’Etat, un même appétit de puissance,

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une opiniâtreté semblable: les deux hommes sont pétris d’une pâte similaire. Etre et trajectoire. Là résident les éléments qui vont nous permettre de mesurer à qui nous avons à faire réellement et comment l’histoire européenne des institutions peut éclairer de manière neuve l’éternel thème de l’homme et du pouvoir à travers un portrait (A) et des rapports de puissance (B).

A Portrait

Ce «presque grand homme». On connaît le mot de Braudel quand il parle d’Olivares. Comme tous ceux de leur temps et même, pourrait-on dire, comme tous les hommes de pouvoir et beaucoup d’autres, Olivares et Walpole s’expriment à travers leur persona et leur personula14(a), s’illustrent par leur action (b).

a) Persona, personula

La personula d’Olivares et de Walpole, c’est-à-dire leur rôle au sein de la famille, explique sans doute pour partie leur persona, c’est-à-dire leur rôle au sein de la société. Tous deux sont animés d’une volonté de revanche: Olivares parce qu’il était persuadé que sa famille, et donc lui-même, méritaient dans la société une meilleure place15et Walpole parce que, en raison de l’instabilité religieuse, politique et dynastique, s’était retrouvé emprisonné à la Tour de Londres par les tories en 171216. Pourtant, leur origine sociale n’est pas la même: si Olivares a une grand-mère modeste17, Walpole est issu d’une lignée de la gentry18. Tous les deux sont dévorés par une ambition insatiable19. Tous les deux ont des capacités hors du commun - Olivares n’est jamais fatigué20, sauf à l’extrême fin de sa vie, ce qui ne l’empêche pas de s’accrocher avec acharnement à la tâche21, et

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Walpole...

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