A propos de «l'inexistence» de la Constitution de Bayonne

AutorClaude Morange
Páginas1-40

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L'étude d'une constitution peut (et doit) se faire de différents points de vue, dont il serait souhaitable qu'ils ne fussent pas simplement juxtaposés, mais articulés et complémentaires: la genèse du texte ; son analyse interne ; une étude comparative, permettant de le situer dans la typologie des constitutions et caractériser ainsi sa signification historique ; et, enfin, son existence effective, c'est-à-dire sa mise en œuvre, sa diffusion et sa réception. Page 2

C'est ce dernier aspect que je me propose d'envisager concernant la constitution que Napoléon fit approuver à Bayonne en 1808 par une assemblée d'Espagnols désignés à la hâte et censés représenter les élites du pays (essentiellement des organismes officiels, les deux ordres privilégiés et, dans une moindre mesure, des représentants du monde de la culture). Au départ de la réflexion, cette simple observation: jusqu'à une date récente (exception faite de quelques rares études, comme celle de Carlos Sanz Cid), il semblait y avoir un consensus pour nier toute existence historique à la constitution de Bayonne. Cette quasi-unanimité était d'autant plus surprenante que l'historiographie de la Guerre d'Indépendance espagnole a été et continue d'être fort peu consensuelle. Non seulement les constitutionnalistes sont allés parfois jusqu'à dénier au « Statut » de Bayonne la dignité de constitution, consentant seulement, dans le meilleur des cas, à le considérer comme une charte octroyée (plutôt, à vrai dire, imposée par la force), mais les historiens l'ont généralement considéré comme un simple habillage légal de l'usurpation napoléonienne et lui ont nié toute existence réelle. Jamais appliqué, il n'aurait même pas été connu des Espagnols. Cette pseudo-évidence a été remise en question, ces dernières années, dans plusieurs travaux, dont les auteurs ont relevé d'assez nombreuses mentions de l'existence de la constitution de Bayonne, dans la presse joséphine notamment1.

Dans les lignes qui suivent, j'envisagerai successivement la diffusion et la connaissance du texte dans l'Espagne occupée et dans l'Espagne patriotique. Cette distinction, commode sur le plan de l'exposition, offre, il convient de le rappeler, une image bien trop schématique de la réalité, dans la mesure où, notamment dans les zones rurales, ces deux Espagnes coexistent et où résistance, soumission et collaboration sont profondément imbriquées. De même, les limites de ce travail ne me permettent de faire que très partiellement ce qui serait indispensable dans toute réflexion un tant soit peu rigoureuse: une étude chronologique, qui tienne compte du caractère essentiellement mouvant des situations. Beaucoup de malentendus proviennent, en effet, de ce que l'on considère globalement les six années de la Guerre d'Indépendance comme un tout aux caractéristiques bien définies et constantes du début à la fin, alors que l'on est en présence d'une de ces soudaines accélérations de l'histoire, où tout change rapidement, où comportements et prises de position sont loin d'être univoques, où chacun perd ses points de repère, et où le vocabulaire politique lui-même s'en trouve comme déstabilisé.

I Dans l'Espagne occupée

C'est dans la proclamation du 25 mai 1808 que les Espagnols entendirent parler pour la première fois d'une constitution, généreusement offerte par celui qui se présentait comme le « régénérateur » de leur monarchie. Il y promettait une réforme des institutions, sous la forme d'une constitution équilibrée, « que concilie la santa y saludable autoridad del soberano con las Page 3 libertades y privilegios del pueblo ». Le terme y était donc assumé, alors que dans les deux premiers états du projet il fut remplacé par celui de « statut », sans doute pour rassurer ceux qu'inquiétait le mot « constitution », trop associé dans son acception moderne à la Révolution française. C'est ce dernier, néanmoins, qui fut retenu dans la version finalement adoptée.

À l'origine, il s'agissait simplement de réunir une assemblée pour l'informer des abdications de Bayonne et lui faire approuver le choix du nouveau souverain, consultation de pure forme puisque, on le sait, la décision de l'Empereur était déjà arrêtée2. C'est Murat, sur le conseil -semble-t-il- de quelques Espagnols, qui convainquit Napoléon de donner un semblant de légitimité à cette réunion en lui soumettant un projet constitutionnel. Comme toutes les entreprises de l'Empereur, qui aimait à conduire au pas de charge batailles politiques aussi bien que militaires, celle-ci fut rondement menée. Murat, sous couvert de la Junte de gouvernement et du Conseil de Castille, fit expédier la convocation aux différents corps constitués avec ordre d'envoyer des représentants à Bayonne, et publier les modalités de leur désignation dans la Gazeta de Madrid. Puis il soumit un premier projet à plusieurs juristes espagnols, qui présentèrent quelques observations, dont celle de retirer du texte l'abolition de l'Inquisition, susceptible à leurs yeux de susciter de trop vives réactions. En quelques semaines, tout était bouclé. Trois projets successifs furent discutés et amendés, beaucoup plus qu'on ne le dit en général, puisque la version finalement adoptée, par la centaine de députés présents à Bayonne, comprenait 146 articles contre 67 seulement pour le deuxième projet. Il n'y eut certes que douze séances d'une discussion étroitement encadrée et par une assemblée très peu représentative, mais on ne saurait nier l'existence de ces débats. Le 6 juillet, la constitution était adoptée ; le lendemain José, à qui un mois plus tôt Napoléon avait cédé ses droits au trône d'Espagne, était proclamé roi par l'assemblée; et le surlendemain, il prêtait serment à la constitution. Il n'arriva à Madrid que le 20 juillet, c'est-à-dire au moment même où se déroulait la bataille de Bailén, qui vint provisoirement anéantir son rêve -sincère semble-t-il- d'être pour ses nouveaux sujets un souverain éclairé. Il eut tout juste le temps de se faire couronner, le 25 juillet (jour de la Saint-Jacques, patron de l'Espagne !3). Six jours plus tard, il devait quitter Madrid et se replier sur Vitoria, où il allait, avec sa petite cour, rester plusieurs mois.

De tout cela, l'historiographie a généralement tiré argument pour conclure à une existence fantomatique du régime joséphin, au moins en 1808. S 'agissant de la constitution de Bayonne, il est vrai qu'il est difficile de parler d'application la première année. Mais application et entrée en vigueur sont une chose ; connaissance et diffusion du texte, une autre. Entre mai et juin 1808, les Espagnols eurent-ils connaissance de son existence ? La réponse ne me Page 4 paraît pas douteuse. S'il est vrai que les préoccupations majeures de la population furent alors les circonstances entourant le départ de la famille royale pour Bayonne, les événements tragiques du 2 mai à Madrid, puis la nouvelle des abdications (qui fut, comme le montre la chronologie, le détonateur des émeutes de fin mai et début juin), il n'en reste pas moins que la presse officielle, étroitement contrôlée par Murat, parla à maintes reprises de l'assemblée de Bayonne et de la constitution que l'on était en train d'y élaborer. Depuis la proclamation impériale du 25 mai mentionnée précédemment, diffusée par la Gazeta de Madrid, jusqu'à la reproduction du texte de la constitution par ce même journal, du 27 au 30 juillet, juste avant que Madrid ne fût évacuée, les mentions en furent multiples. Pour ne citer qu'un exemple, la Gazeta reproduisit le 16 juillet une proclamation de José, à son passage à Vitoria le 12, qui vantait les mérites de la constitution récemment approuvée à Bayonne. On pouvait y lire, par exemple:

La constitución cuya observancia vais a jurar, asegura el ejercicio de nuestra santa religión, la libertad civil y política, establece una representación nacional ; hace revivir vuestras antiguas Cortes, mejor establecidas ahora, y siendo el garante de la libertad individual, será también el asilo honroso con cuyas plazas se verán recompensados los más eminentes servicios que se hagan al Estado.

On observera ici le désir d'enraciner la nouvelle représentation nationale dans la tradition, qui modère la volonté novatrice par ailleurs affirmée, et l'annonce de la prestation de serment, qui devait se dérouler du 23 juillet au 15 août, mais que l'on dut évidemment reporter en raison de la situation militaire. A travers ces informations de la presse officielle, largement diffusée, il est hors de doute que des milliers d'Espagnols entendirent alors parler de la constitution. Soyons clair : parler de circulation de l'information n'implique nullement une adhésion au nouveau régime. Ce dernier développa, en tout cas, un intense effort de propagande, comme en témoignent les dépêches que l'ambassadeur La Forest envoyait alors à Paris4.

Dans les mois qui suivirent, tout devint plus compliqué. On imagine mal que le régime joséphin, replié à Vitoria, ait pu continuer à faire considérer la constitution comme effectivement applicable. Pourtant, même dans cette situation difficile, il s'efforça de poursuivre sa campagne de séduction des élites, notamment par des démarches personnelles en direction de plusieurs personnalités et la publication de quelques brochures de propagande. Avec un succès très limité, comme le montre la fameuse réponse de Jovellanos (qui, on le sait, tarda pourtant à choisir son camp) aux sollicitations de son ami Cabarrús, en août 1808. Elle est à bien des égards emblématique. Aux reproches de conservatisme qui lui sont adressés, l'Asturien répond:

España no lidia por los Borbones ni por Fernando; lidia por sus propios derechos, derechos originales, sagrados, imprescriptibles, superiores e independientes de toda familia o dinastía. España lidia por su religión, por su constitución,...

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