Les mots d'insurrection sur les Pyrenees: chansons et proclamations seditieuses en circulation sur le cordon sanitaire durant le Trienio Liberal

AutorLaurent Nagy
CargoÉducation Nationale, docteur en Histoire
Páginas545-583
Revista de Historia Constitucional
ISSN 1576-4729, n.20, 2019. http://www.historiaconstitucional.com, págs. 545-583
LES MOTS D'INSURRECTION SUR LES PYRENEES :
CHANSONS ET PROCLAMATIONS SEDITIEUSES EN
CIRCULATION SUR LE CORDON SANITAIRE
DURANT LE TRIENIO LIBERAL
WORDS OF REVOLT ON PYRENEES : SONGS AND
SEDITIOUS PROCLAMATIONS IN CIRCULATION ON THE
CORDON SANITAIRE DURING THE TRIENIO LIBERAL
Laurent Nagy
Éducation Nationale, docteur en Histoire
SUMARIO : I.- LA PAROLE EN MOTS. II.- UNE PAROLE SANS
INTERMÉDIAIRE. III.- PROCLAMATION ET PRONUNCIAMIENTO. IV.-
ÉVEILLER OU RÉVEILLER UNE VOLONTÉ POLITIQUE. V.- UN CHAMP
LEXICAL COMMUN. VI.- ENTRE LYRISME ET NOSTALGIES
POLITIQUES. VII.- IMPRIMER ET DIFFUSER UNE FEUILLE
SUBVERSIVE. VII.- DU CONTRE USAGE DE LA PROCLAMATION
Résumé : La feuille imprimée sous forme de proclamation ou de chanson est
considérée comme un moyen de conversion et de mobilisation efficace à un
projet de révolte par les hommes du premier XIXe siècle. Ainsi, profitant de la
concentration d’une partie de l’armée royale sur la frontière pyrénéenne pour
former un cordon sanitaire, les ennemis des Bourbons y font circuler leurs
écrits de subversion de l’automne 1821 au printemps 1823.
Par l’étude sémantique et lexicale de plusieurs imprimés clandestins de
révolte, cet article s’arrête sur ce moyen de politisation spécifique à destination
d’individus à la culture politique lacunaire ou inexistante. L’imprimé séditieux,
par son vœu de synthétiser trente années d’influences idéologiques, s’avère
être un excellent biais pour saisir les mots ordinaires d’opposition à la
monarchie restaurée et pour percevoir les fils qu’actionnent les élites
subversives pour faire mouvoir une puissance populaire toujours inquiétante.
Abstract: The seditious prints in the form of proclamation or song are
considered as a means of conversion and effective mobilization to a project of
revolt by the men of the first nineteenth century. Thus, taking advantage of
the concentration of part of the royal army on the Pyrenean border to form a
Cordon sanitaire, the enemies of the Bourbons circulate their writings of
subversion from autumn 1821 to spring 1823.
Through the semantic and lexical study of several clandestine leaflets of
revolt, this article focuses on this specific means of politicization aimed at
individuals with a lacunary or non-existent political culture. The seditious
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print, by its wish to synthesize thirty years of ideological influences, proves to
be an excellent way to seize the ordinary words of opposition to the restored
monarchy and to perceive the threads that the subversive elites use to move a
popular power still worrying
Mots clés : imprimés séditieux, propagande libérale, Louis XVIII,
proclamation, pronunciamiento, Trienio liberal.
Keywords: Seditious prints, liberal propaganda, Louis XVIII, proclamation,
pronunciamiento, liberal Trienio
I. LA PAROLE EN MOTS
La restauration des Bourbons en France (1814-1830) est un moment
dynamique dans la poursuite du processus de politisation des masses débutée
plusieurs décennies auparavant. Malgré le vœu de Louis XVIII de « renouer la
chaîne des temps que de funestes écarts avaient interrompue »1, d’unir la
nation à la dynastie, il est impossible à la plupart des Français de souscrire
entièrement à cette nouvelle temporalité. Le souvenir prégnant d’une double
décennie sans les Bourbons offre d’autres alternatives de modernité politique.
Ainsi, quand le roi par l’octroi de la Charte (1814) pérennise la victoire de
« l’ordre capacitaire »2 dans la gestion du royaume, le peuple le plus modeste
évincé de toute citoyenneté active cherche toujours à cultiver son goût pour la
chose publique.
Napoléon en mars 1815 appuyant la légitimité de son retour par des
symboles et des concepts issus du passé récent vivifie la mémoire politique
somnolente de tous ces anciens observateurs/acteurs des soubresauts de la
Révolution. Quant à la génération née après 1789, elle s’initie par des mots
communs et fédérateurs à la parole et à l’action politiques. Les feuilles
imprimées habilement diffusées par la propagande impériale s’affichent sur les
murs ou circulent de mains en mains (proclamations, discours, chansons,
caricatures3...) comme autant d’interfaces de politisation à destination du plus
grand nombre.
Les scènes tumultuaires du début juillet 1815 qui frappent Paris après
l’annonce de la défaite de Waterloo4 confirment aux élites traditionnelles le
caractère atavique des faubouriens à plonger un moment de transition
politique dans le chaos. La peur de cette multitude frondeuse et influençable
par une parole démagogique les soude dans la volonté de ne plus éveiller cette
force pouvant s’actionner seulement par l’émotion.
1 Charte constitutionnelle du 4 juin 1814.
2 Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1992,
deuxième partie, chap. 2, pp. 269-327.
3 Voir la caricature « Arrivée De Nicolas Buonaparte aux tuilleries le 20 Mars 1815 ».
Napoléon en montrant sa proclamation annonce aux Parisiens « Jai dans ma poche
une trève de 20 ans avec les puissances... »
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6954595p
4 R. S., Alexander, Bonapartism and Revolutionary Tradition in France, The Fédérés
of 1815, Cambridge, Cambridge University Press,1991, 314 p.
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Après la période de la Terreur Blanche, l’avènement d’une monarchie
limitée par la Charte entraîne un ralliement massif des Français. Cette
espérance d’un système de droit conduit de facto les plus irréductibles
ennemis de Louis XVIII à œuvrer dans le secret. Sans interruption à partir de
l’automne 1816, la police politique ne cesse de lutter contre la circulation
clandestine de proclamations5, de chansons séditieuses ou de caricatures
outrageantes célébrant une autre légitimité que celle des Bourbons. Ce travail
de sape mené par des hommes en marge de la société n’a pourtant guère
d’effets sur une opinion publique en construction préférant satisfaire son
intérêt pour la vie politique dans la presse ou par la connaissance des débats
à la Chambre des Députés.
À partir de 1817, des journaux politiques de contestation ardente
envahissent le paysage éditorial en France. Des semi-périodiques se qualifiant
de patr iotes travaillent avec fougue cet espace de politisation laissé en jachère
depuis les Cent Jours et composé de ces « citoyens passifs »6. Le Nouvel
Homme gris, Les Lettres normandes, La Bibliothèque historique… en devenant à
la fois leurs porte-parole et leurs défenseurs, dessinent une nouvelle identité
politique. À dessein, ces publicistes n’abordent que rarement le champ des
luttes doctrinales mais privilégient par l’usage de mots simples et d’anecdotes
violentes contre leurs adversaires, les « contre-révolutionnaires », une lecture
politique émotionnelle. Du fait de la renaissance de cette opposition
ultralibér ale s’inspirant profondément du passé récent et marquant
l’émergence d’une nouvelle démagogie, les hommes du Côté gauche, comme
du Côté droit, amis de l’ordre et de libertés codifiées, partagent la même
inquiétude.
Quand après l’assassinat du duc de Berry (13-14 février 1820), les
journaux d’opinion sont muselés par une nouvelle loi sur la presse (31 mars
1820), les voix d’opposition énergique se trouvent forcées au silence ou à la
clandestinité. Intermédiaires entre une élite s’appuyant sur des idées
provenant de réflexions profondes et une opinion publique balbutiante dans sa
compréhension du politique, les rédacteurs des journaux patriotes ne peuvent
plus poursuivre leur œuvre de pédagogues. Cette disparition des feuilles
ultralibér ales entraîne une rupture dans la chaîne de politisation, car si la
communauté libérale éclairée continue à voir le reflet de leur vision dans Le
Courrier français ou Le Constitutionnel, les moins dotés d’un arsenal
conceptuel se trouvent orphelins de précepteurs.
L’impossibilité légale de poursuivre cet apprentissage démocratique ouvre
la voie à une simplification extrême et à une radicalisation de la pensée
d’opposition. En plongeant dans le secret, les publicistes avec l’appui du
« parti révolutionnaire »7 du Côté gauche, transforment leur langage de
contestation en une parole de subversion. Il ne s’agit plus pour eux, au
moment où l’esprit de la « contre-révolution » domine aux Tuileries, de
poursuivre leur travail d’éducation politique, mais d’obtenir de leurs anciens
5 La plus célèbre est la Proclamation des Impénétrables qui circule en France durant
le mois de mai 1816, voir AN [Archives nationales, Pierrefitte-sur-Seine], série F7 6632,
note de police (avril-juillet 1816).
6 Laurent Nagy, La presse patriote à la conquête de l’opinion publique. Le cas de
L’Homme gris (1817-1818) in L’homme politique et la presse de Camille Desmoulins à
Émilie de Girardin, Clermont-Ferrand, CHEC, 2018, pp. 73-85.
7 Expression utilisée par un membre éminent du Côté gauche ayant fait choix de
l’insurrection. François de Corcelle, Documents pour servir à l’histoire des
conspirations, des parties et des sectes, Paris, Paulin, 1831, 126 p., op.cit., p. 5.

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