Les équivoques du « constitutionnalisme octroyé » : un débat transatlantique

AutorOscar Ferreira
CargoUniversité de Bourgogne
Páginas119-193
LES ÉQUIVOQUES DU « CONSTITUTIONNALISME
OCTROYÉ » : UN DÉBAT TRANSATLANTIQUE (II)
THE AMBIGUITIES OF « GRANTED
CONSTITUTIONALISM » : A TRANSATLANTIC DEBATE (II)
Oscar Ferreira
Université de Bourgogne
SOMMAIRE : INTRODUCTION I. LA NAISSANCE AMBIGUË DU POUVOIR
CONSTITUANT DU ROI - 1.1. Le respect révérencieux du constitutionnalisme
ancien 1.2. Le poids des interférences : la reprise du débat constitutionnel
français 1.2.1- La défense de la thèse classique : du rejet du pouvoir
constituant humain 1.2.2.- L’autre bataille de l’octroi 1.2.2.1.- Constitution
absolue ou complément d’une constitution non écrite ? 1.2.2.2.- Delenda Carta :
le changement de paradigme de la pensée contre-révolutionnaire II.
L’IMPLANTATION INFERTILE D’UN « MOYEN TERME » : LE PROGRAMME
AMBIVALENT ET INACCOMPLI DU CONSTITUTIONNALISME OCTROYE 2.1
La prétendue proscription du pouvoir constituant ou la consécration tacite
d’un gardien constitutionnel2.2. Conclure l’œuvre du constitutionnalisme
octroyé : l’utopie démasquée de la nouvelle garantie des droits ?
Resume : Après la France, et avant le Brésil, le deuxième article s’intéresse au
Portugal. Le cadre juridique lusitain était propre à endiguer la naissance du
pouvoir constituant. Reconstruit sur la base d’une transcription (apocryphe)
de son pacte fondateur issu des Cortes de Lamego de 1143, l’ordonnancement
du droit public portugais bénéficiait en outre d’un support écrit au XVe
siècle, ses Ordenações. Cette double particularité, faisant des « libertés
ibériques » un modèle du constitutionnalisme ancien, explique autant le
respect révérencieux de ces bornes médiévales que la haine qui va déchirer le
pays en 1826 à la suite de l’octroi de Dom Pedro. Dans ces conditions, et en
dépit du programme suivi par un « pouvoir octroyant » qui refuse de se définir
comme constituant, le constitutionnalisme octroyé devait apparaître comme
un produit artificiel, faisant fi de l’héritage culturel, juridique, social et
religieux de la population. Paradoxalement, cette même critique sera reprise et
adaptée par les républicains positivistes pour dénoncer l’implantation infertile
du constitutionnalisme moderne ; les futurs salazaristes en feront bon usage
aux fins de réclamer le retour de la morale constitutionnelle, imprudemment
perdue par ces innovations orgueilleuses inhérentes aux « esprits perturbés »
du libéralisme.
Abstract : After France, and before Brazil, the second article concerns
Portugal. The portuguese legal framework was appropriate to stem the birth of
the constituent power. Reconstructed on the basis of an apocryphal
transcription of its founding pact, the Cortes of Lamego of 1143, the
portuguese public law benefited on top of a written document born in the XVth
Revista de Historia Constitucional
ISSN 1576-4729, n.18, 2017. http://www.historiaconstitucional.com, págs. 119-193
century, the Ordenações. This double peculiarity, making "iberian liberties" a
model of the ancient constitutionalism, explains the reverential respect for
these medieval borders and the hatred following Dom Pedro's granting in
1826. In these conditions, and in spite of the program followed by a "granting
power" which refuses to define itself as constituent, the granted
constitutionalism had to appear as an artificial product, disregarding the
cultural, legal, social and religious heritage of the population. Paradoxically,
the same criticism will be resumed and adapted by positivists and republicans
to denounce the barren presence of the modern constitutionalism ; the future
salazarists will make good use of it, to demand the return of the constitutional
morality, carelessly lost by these proud innovations born from the "disrupted
spirits" of the liberalism.
Mots-clés : Charte portugaise de 1826 ; constitutionnalisme (ancien et
moderne) ; constitutionnalisme octroyé ; Cortes de Lamego de 1143 ; pouvoir
constituant.
Key Words : constituent power ; constitutionalism (ancient and modern) ;
Cortes of Lamego of 1143 ; granted constitutionalism ; portuguese Charter of
1826.
INTRODUCTION
Überwinde dich selber noch in deinem
Nächsten : und ein Recht, das du dir
rauben kannst, sollst du dir nicht geben
lassen !
Friedrich Nietzsche, Also sprach Zarathustra, Von alten une neuen Tafeln
« Portugais ! Votre Roi, placé en liberté sur le trône de ses prédécesseurs,
fera votre bonheur ; il vous donnera une constitution, au sein de laquelle
seront proscrits des principes que l’expérience vous a montrés incompatibles
avec la durée pacifique de l’État […] »1. Prononcée le 3 juin 1823 dans un style
bonapartiste, la promesse du roi D. João VI ouvrait une nouvelle ère
constitutionnelle pour le Portugal2. Nourrie d’exemples étrangers, l’idée
d’octroi ne présentait alors rien d’original ; une traduction de la Charte de
Louis XVIII figure même parmi les papiers de Ricardo Raimundo Nogueira
(1746-1827)3 : membre du comité (junta) nommé par le décret royal du 18 juin
1 Proclamation de D. João VI à Vila Franca, 3 juin 1823. Nous assurerons toutes les
traductions.
2 Sur l’histoire constitutionnelle portugaise, voir A. M. Hespanha, « O constitucionalismo
monárquico português. Breve síntese », in História Constitucional, n°13, 2012, pp. 477-526 et J.
M. Sardica, « A carta constitucional portuguesa de 1826 », in Ibid., pp. 527-561.
3 En témoigne Paulo Merêa dans sa préface au Projecto de constituição de 18 23, Coimbra, 1967,
p. 11, publication du projet tiré des papiers Raimundo Nogueira. Ce dernier fut professeur de
droit et ami du père José Agostinho de Macedo. Voir N. Espinosa Gomes da Silva, « Um pequeno
manuscrito de Ricardo Raimundo Nogueira, contendo considerações a favor e contra a
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1823 en vue de confectionner un nouveau code politique4, son projet servira
de base aux travaux ultérieurs5. Néanmoins, en plus de réserves de fond,
l’opportunité d’un tel projet interpella les puissances étrangères unies depuis
le Congrès de Vienne. À l’image du ministre français des affaires étrangères,
François-René de Chateaubriand, le raisonnement se fondait volontiers sur
l’esprit des siècles ; en effet, la population du Portugal semblait encore
immature pour recevoir une constitution6, son esprit public s’étant même
affaibli suite au départ du Roi au Brésil pendant près de quinze ans.
L’avortement feutré du projet d’octroi de D. João VI ne permet pas de
répondre à toutes les interrogations soulevées par un tel programme. Mais, à
l’instar des propos tenus en privé par le duc de Palmela7, il traduit néanmoins
le problème initialement posé par le constitutionnalisme octroyé.
Conformément aux termes du décret du 18 juin 1823, s’agit-il de réformer les
vieilles institutions humaines8, en préservant autant que possible les éléments
constitutifs (divins) du constitutionnalisme médiéval sur lesquelles elles
reposaient ? Autrement dit, refusait-on le pouvoir constituant pour mieux
préserver l’intégrité du droit divin, du droit naturel et des lois fondamentales
induites de la « constitution naturelle » du pays et de ses coutumes9, ces
Constituição, prometida por D. João VI, em 1823 », in Direito e Justiça, vol. XIII, tome 3, 1999, pp.
15-37.
4 Cl. J. dos Santos (dir.), Documentos para a História das Cortes Geraes, Lisbonne, Imprensa
Nacional, 1883, t. I, p. 780.
5 En plus de celui de Nogueira, plusieurs projets furent rédigés au sein du comité, dont ceux de
Francisco de Borja Garção Stockler, de José Joaquim Rodrigues de Bastos, de José Maria Dantas
et enfin de Francisco Manuel Trigoso de Aragão Morato. Ce dernier est précieux en raison de la
rédaction de mémoires, publiées en 1933 par l’imprimerie de l’Université de Coimbra soit l’année
de la promulgation de la Constitution de l’État Nouveau. Voir A. M. Hespanha, « O projecto de
constituição de Francisco Trigoso de Aragão Morato (1823) », in O Liberalismo na Península Ibérica
na primeira metade do século XIX, Lisbonne, Sá da Costa editora, 1982, vol. I, pp. 63-90.
6 S. J. da Luz Soriano, História da guerra civil e do estabelecimento do governo parlamentar em
Portugal…, Lisbonne, Imprensa Nacional, 1887, tome VI, pp. 512-575.
7 D’après Morato, Palmela aurait invité les membres du comité à la fin du mois de septembre
1823. Lors du dîner, il leur annonce que les circonstances ont changé, rendant impossible
l’adoption du projet, pourtant finalisé. Ses paroles reflètent l’ambiguïté des contours de l’octroi
qu’il projetait : « peut-être que tout pourrait s’arranger, si la nouvelle Charte se réduit à très peu
d’articles et s’il est possible de montrer la connexion qui existe entre ces articles et le droit établi
depuis déjà longtemps parmi nous… ». Memórias de Francisco Manuel Trigoso de Aragão Morato…,
Coimbra, Imprensa da Universidade, 1933, pp. 186-187. La réponse de Morato, admettant la
possibilité de faire « revivre plusieurs articles de notre ancien droit public », le conforta dans son
idée.
8 L’objectif était de donner une loi fondamentale qui, « régulée par les principes sains du droit
public, établit, en parfaite harmonie, l’exercice du pouvoir suprême et la sécurité permanente des
peuples ; en procédant par améliorations progressives, elle ouvre les chemins qui doivent
conduire l’administration publique au degré de perfection compatible avec les institutions
humaines […]». Colecção da legislação m oderna portugueza. Da ins talação das Cortes
extraordinarias e constituintes em diante, Lisbonne, Maigrense, 1823, tome III, pp. 117-118. Nous
soulignons.
9 Ainsi que le dira James Tully, « l’esprit du constitutionnalisme ancien veut que les us et
coutumes des peuples soient l’expression d’un accord mutuel librement consenti ; y mettre fin
sans leur consentement explicite romprait donc la convention de consentement ». Une étrange
LES ÉQUIVOQUES DU « CONSTITUTIONNALISME OCTROYÉ » : UN DÉBAT ...
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