Claude Cahun, une citoyenne europeenne. une surréaliste prête à mourir pour la démocratie racontée par elle-même

AutorYota Kravaritou
Cargo del AutorProfesseure à l’Université de Salonique
Páginas259 - 276

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I Introduction

Inconnue pendant sa vie et après sa mort, Claude Cahun a été découverte pendant les années quatre-vingt-dix: il s#x2019;agit d#x2019;une grande artiste surréaliste, dont l#x2019;#x0153;uvre photographique pionnière a donné lieu à plusieurs expositions, albums et publications dans le monde entier (Europe, États-Unis, Japon). Ses photographies et photomontages, notamment ses fameux autoportraits, révèlent un imaginaire féminin unique et une mise en scène de soi qui la situent à l#x2019;avantgarde de l#x2019;art du vingtième siècle. Lucy Schwob de son vrai nom (Cahun est le nom de sa grand-mère paternelle qui l#x2019;a élevée), est née à Nantes en 1884 dans une famille bourgeoise et cultivée. Elle a aussi vécu à Paris, où elle a fait des études, ainsi qu#x2019;à l#x2019;île de Jersey, où elle mourut en 19541. L#x2019; activité artistiquePage 260de Claude Cahun ne se limite pas à la photographie. Elle est aussi écrivaine et poète et a fait du théâtre, et même du théâtre ésotérique en utilisant la technique de yoga2. A Paris elle a participé activement au mouvement surréaliste . Elle a adhéré en 1932 #x2013;un peu avant les surréalistes#x2013; à l#x2019;Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), et participé aux rencontres du groupe Brunier proche du surréalisme. Elle a aussi signé des déclarations collectives et rédigé elle-même quelques textes importants pour le mouvement surréaliste, qui reflétent ses positions comme Les paris sont ouverts3 et Prenez garde aux objets domestiques4.

Au sein du mouvement surréaliste Claude Cahun a fait la connaissance, entre autres, d#x2019;André Breton5 . Rencontre déterminante car elle sera séduite par ses idées révolutionnaires, sa personnalité, sa poésie. Elle va connaître aussi Henri Michaux6, Robert Desnos, Dali, Tzara. Avec les trois premiers elle se liera d#x2019;amitié tout au long de sa vie. Dans ce milieu elle devient politiquement sensible et active, et acquiert une #x2018;nouvelle conscience tardive#x2019; et, peuton dire, sa philosophie. Sa perception du monde et d#x2019;elle-même change. Elle avait jusque là toujours été très ouverte, influencée par l#x2019;esprit républicain de sa famille, par ses propres lectures, et manifesté dans ses écrits, traductions et ses pseudonymes un esprit iconoclaste et un idéal de liberté. A Paris elle se politise et adhère aux idées de la gauche révolutionnaire. Sans devenir membre du parti communiste, elle se trouve aux côtés des intellectuels qui soutiennent la cause prolétarienne, les luttes internationales et croient à la révolution.

Sa participation au mouvement surréaliste appelle deux remarques. La première est que ses travaux sur le rêve et les masques, ses photomontages, créés avant de connaître le mouvement, font d#x2019; elle un précurseur des surréalistes. La seconde est le fait qu#x2019;elle se positionne elle-même comme sujet de son travail, elle se photographie en se cherchant avec des masques, face au miroir ou, enPage 261mettant son corps en scène. Elle montre ainsi qu#x2019;elle échappe à (ou n#x2019;accepte pas) la place donnée par le surréalisme a la femme: muse #x2013;modèle#x2013; maîtresse. En réalité tout en étant dans le mouvement surréaliste, tant dans son action, ou plutôt ses positions politiques, que dans son #x0153;uvre artistiques, elle garde quelques caractéristiques très spécifiques et personnelles, qui font d#x2019; elle une personnalité et une artiste à part7.

Un des traits les plus marquants de la vie de Claude Cahun est sa résistance à l#x2019;occupation allemande de 1940 jusque à 1944 à Jersey, ou elle s#x2019;était installée avec sa compagne Suzanne Malherbes en 1937. C#x2019;était une résistance déterminée qu#x2019;elle a menée seule avec le soutien de sa compagne, une action individuelle menée à deux, comme elle l#x2019;écrit, poursuivie, obstinée et systématique. Il s#x2019; agissait d#x2019; une opposition à la guerre qui n#x2019; était pas de sa part une réaction spontanée ou #x2018;sentimentale#x2019; #x2013;les milieux de gauche l#x2019;avaient accusée de sentimentalisme#x2013; mais un comportement responsable et bien réfléchi d#x2019;une citoyenne qui s#x2019; oppose à la guerre et aux régimes autoritaires. On pourrait penser que Claude Cahun s#x2019;est comportée comme un citoyen, un #x2018;homme#x2019; décidé, qui fait de la politique, parce qu#x2019;on n#x2019;a pas l#x2019;habitude de voir une femme seule, résister à l#x2019;ennemi sans faire partie d#x2019;un milieu ou d#x2019;un réseau où il y a aussi des hommes. Beaucoup de femmes ont participé à la résistance et accompli des actes héroïques, en Grèce aussi pendant la deuxième guerre mondiale, mais elles se trouvaient en contact avec des membres appartenant a l#x2019;autre sexe au sein de la famille, du quartier, ou du village.

La décision de Claude Cahun est pourtant le résultat d#x2019; une longue réflexion sur la guerre, entamée à Paris au sein des réunions des membres de la Revue Contre-Attaque. Elle avait ainsi contribué, par un texte d#x2019;une qualité et d#x2019;une profondeur d#x2019;analyse exceptionnelles, à la réunion du 9 Avril 1936, qui avait la guerre comme ordre du jour.8 Résister était à ses yeux le premier de ses droits et devoirs, le premier droit de l#x2019;homme, comme elle l#x2019;écrit. En décidant de lutterPage 262contre le nazisme en situation d#x2019;occupation elle va encore plus loin: elle s#x2019;expose à mourir, à donner si nécessaire sa vie, pour contribuer au rétablissement de la démocratie en Europe, parce que sans liberté la vie ne vaut pas d#x2019;être vécue. La vie se justifie seulement par la résistance qui comporte ses risques. Cela peut paraître mélodramatique, mais il en est ainsi. C#x2019;est d#x2019;autant plus vrai qu#x2019;une fois découverte, arrêtée et emprisonnée avec sa compagne, elles vont tenter de se suicider, comme elles en avaient convenu à l#x2019;avance («en cas d#x2019;arrestation: suicide»), en avalant des comprimés. La tentative ayant échouée elles vont être jugées par un tribunal militaire allemand et elles seront condamnées à mort. La sentence n#x2019;a pas pu être exécutée à cause de la Libération.

Cette période de sa vie compte énormément pour Claude Cahun, comme en témoignent ses écrits autobiographiques et les lettres qu#x2019;elle a écrites depuis Jersey après leur libération. Dans ces textes qui n#x2019;ont pas été publiés de son vivant, elle s#x2019;analyse, expose ses pensées, fait des évaluations, parle d#x2019;elle-même et des autres, revisite sa vie. Elle s#x2019;était donnée dans cette lutte contre les nazis en utilisant toutes ses facultés et toutes ses possibilités: son imagination, son art, son courage, on peut même dire son amour pour Suzanne Malherbe, qui avait voulu lutter a ses côtés et sans laquelle d#x2019;ailleurs elle n#x2019;aurait probablement pas pu réaliser ces actes de résistance. Or on sent chez Cahun que, au dessus de tous se trouve pour elle l#x2019;amour de la démocratie et de la liberté, la démocratie humanisante incluant la liberté comme condition d#x2019;épanouissement de tous et toutes. Elle invente même un concept à cet effet: l#x2019; amour liberté. elle met tous les moyens dont elle dispose, y compris sa propre vie, au service de cette fin quant le régime démocratique se trouve en danger. Comme le montrent clairement ses écrits d#x2019;après la Libération, son engagement est aussi une conséquence de ses positions politiques, de ses expériences parisiennes, de sa réflexion, de sa maturité dans la compréhension du monde et d#x2019;elle-même, de l#x2019;amour enfin que cette panthéiste éprouve pour les êtres humains conjuguée certes avec la liberté. C#x2019;est d#x2019;ailleurs une lutte pour l#x2019;Europe entière, tant dans sa pensée que dans la réalité. Le milieu dans lequel elle agit est déjà très européen, dans la petite île anglaise de Manche, où la française Claude Cahun résiste aux allemands, en côtoyant pendant cette période des russes, des tchèques, des espagnols et d#x2019;autres nationalités étrangères, en écrivant ses tracts dans plusieurs langues européennes. La dimension européenne de son action et du sens qu#x2019;elle lui confère sont donc évidents.

A bien y réfléchir, la démarche artistique et la démarche politique de Claude Cahun ne sont pas séparées, et il faudrait présenter son #x0153;uvre artistique sans l#x2019;isoler de ses idées sur l#x2019;organisation de la société, ni présenter sa vie et son #x0153;uvre en l#x2019;isolant de son époque, de son milieu, de ses idées et de son action. C#x2019;est ce qui se fait pourtant depuis que, bien après sa mort, Claude Cahun a étéPage 263découverte et que son #x0153;uvre artistique est entrée dans la «bourse des valeurs» de l#x2019;art. Vu ses convictions, on est pas du tout sûr qu#x2019;elle aurait aimé ce type de reconnaissance.

II Ses confidences à l#x2019;écriture: parler d#x2019;elle-même, de ses amis, de sa lutte.

Les Confidences au miroir sont un essai autobiographique, écrit juste après la Libération, en 1945-46. Il s#x2019; agit d#x2019;un texte composé de pièces écrites insérées dans sept pochettes, le titre apparaît dans la première, qui n#x2019;a pas été publié et n#x2019;était pas tout a fait achevé. Nous le connaissons tel que regroupé par Leperlier. L#x2019;essai est dédié a Suzanne Malherbe, tout comme l#x2019;autre texte autobiographique publié en 1930 Aveux non avenus. Le thème du miroir et...

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